Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCLXXXVIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 705-707).

CHAPITRE CCCLXXXVIII.


Comment fut mise à fin l’emprise du seigneur de Coucy en Osteriche ; et de la mort du prince de Galles.


Or revenons au seigneur de Coucy qui étoit en Aussay et avoit fait défier le duc d’Osteriche et tous ses aidans et lui cuidoit faire une grand’guerre ; et moult s’en doutoient les Ostrisiens. Nequedent, comme très vaillans gens d’armes et bons guerroyeurs qu’ils sont, ils allèrent au devant et obvièrent grandement à l’encontre de ces besognes ; car quand ils sentirent le seigneur de Coucy et ses gens, et ces compagnies approcher, eux-mêmes ardirent et détruisirent au-devant d’eux bien trois journées de pays.

Quand cils Bretons et ces compagnies furent outre Aussay et sur la rivière du Rhin, et ils durent approcher les montagnes qui départent Aussay et Osteriche, et ils virent un povre pays, et trouvèrent tout ars et dérobé, non pas pays de telle ordonnance comme il est sur la rivière de Marne et Loire, et ne trouvoient que genestres et broussis, et plus alloient avant et plus trouvoient povre pays et dérobé d’eux-mêmes, que ils avoient après ces beaux vignobles et ce gras pays de France, de Berry et de Bretagne, et ils ne savoient que donner à leurs chevaux, si furent tout ébahis. Si s’arrêtèrent sur la rivière du Rhin ensemble les Compagnies ; et eurent parlement les Bretons et les Bourguignons ensemble pour savoir comment ils se maintiendroient. « Et comment ! disent-il, est telle chose la duché de Osteriche ? Le sire de Coucy nous avoit donné à entendre que c’étoit l’un des gras pays du monde et nous le trouvons le plus povre : il nous a déçu laidement. Si nous étions de là cette rivière du Rhin, jamais ne le pourrions repasser que ne fussions tous morts et pris, et en la volonté des Allemands, qui sont gens sans pitié. Retournons, retournons en France ; ce sont mieux nos marches ; mal-de-hait ait qui ira plus avant ! » Ainsi furent-ils d’accord d’eux loger, et se logèrent tout contreval le Rhin, et firent le seigneur de Coucy loger tout emmy eux ; lequel, tantôt quand il vit cette ordonnance, se commença à douter qu’il n’y eût trahison. Si leur dit : « Seigneurs, vous avez pris mon or et mon argent, dont je suis grandement endetté, et l’argent du roi de France, et vous êtes obligés, par foi et par serment, que de vous acquitter loyaument en ce voyage. Si vous vous en acquittez autrement, je suis le plus déshonoré homme du monde. » — « Sire de Coucy, répondirent à ce premier les capitaines des Compaignies et les Bourguignons, la rivière du Rhin est encore moult grosse, on ne la peut passer à gué sans navire. Nous séjournerons ci ; entrues viendra le bau temps. Nous ne savons les chemins en ce pays ; passez devant, nous vous suivrons. On ne met mie gens d’armes hors du bon pays comme mis nous avez : vous nous disiez et affiez que Osteriche est un des bons et gras pays du monde, et nous trouvons tout le contraire. » — « Par ma foi ! répondit le sire de Coucy, c’est mon, mais ce n’est mie ci à l’entrée : par delà cette rivière et outre ces montagnes que nous véons, trouverons nous le bon pays. » — « Or, passez donc devant et nous vous suivrons. »

Ce fut la plus courtoise réponse que il put à cette heure avoir d’eux, mais se logèrent, et le seigneur de Coucy emmy eux, par tel manière que, si il s’en voulsit adonc être parti, il ne put, tant étoit-il adonc près guetté ; de laquelle chose il avoit grand doute ; et aussi avoient tous les Picards, les Anglois et les François desquels il y avoit bien trois cents lances.

Or vinrent nouvelles en l’ost que le duc d’Osteriche se vouloit accorder et composer au seigneur de Coucy, et lui vouloit donner une moult belle terre qui vaut bien vingt mille francs par an, que on clame la comté de Buir ; et voirement en furent-ils aucuns traités, mais ils ne continuèrent point ; car ce sembloient au seigneur de Coucy et à son conseil trop petites offres[1].

Quand le sire de Coucy vit que ces gens que il avoit là amenés ne voudroient aller plus avant, et qu’ils ne faisoient que se répandre à la traverse du pays, si fut durement merencolieux ; et s’avisa de soi-même, comme sage et imaginatif chevalier, que ces Compagnies le pourroient déshonorer, car si de force ils le prenoient ils le pourroient délivrer au duc d’Osteriche et vendre pour la cause de leurs sauldées ; car voirement demandoient-ils argent sur le temps avenir, si il vouloit que ils allassent plus avant ; et si ainsi étoit que ils le délivrassent par celle manière aux Allemands, jamais ne s’en verroit délivré. Si eut conseil secret à aucuns de ses amis, à trop de gens ne fut ce pas, que il s’embleroit d’eux et se mettroit au retour. Tout ainsi que il le pensa et imagina il le fit ; et se partît de nuit en habit deconnu, et chevaucha lui troisième tant seulement. Toutes manières de gens d’armes et de Bretons et ses gens aussi, excepté cinq ou six, cuidoient qu’il fût encore en son logis ; et il étoit jà éloigné et hors du péril bien deux journées, et ne tenoit nul droit chemin ; mais il fit tant qu’il s’en revint en France. Si fut durement le roi de France émerveillé, aussi furent le duc d’Anjou, le duc de Berry et le duc de Bourgogne, quand ils se virent en ce parti que le seigneur de Coucy revenu, et ils le cuidoient en Osteriche : ce leur sembla un droit fantôme ; et lui demandèrent de ses besognes comment il en alloit, et du duc d’Osteriche, son cousin, quel chère il lui avoit faite. Le sire de Coucy, qui ne fut mie ébahi de remontrer son affaire, car il étoit richement enlangagé et avoit excusance véritable, si fit connoître au roi et à ces ducs toute vérité ; et leur conta de point en point l’état des Compagnies, et comment ils s’étoient maintenus et quel chose ils avoient répondu ; et tant fit, et de voir, qu’il demeura sur son droit, et les Compagnies en leur tort et blâme ; et se tint en France dalez le roi et ses frères. Et tantôt après Pâques il eut congé du roi de France d’aller l’hiver en Angleterre et d’y mener sa femme, la fille du roi d’Angleterre ; et eut adonc aucuns traités secrets entre lui et le roi de France, qui ne furent mie sitôt ouverts ; et fut adonc regardé en France des plus sages que c’étoit un sire de grand’prudence et bien taillé de traiter paix et accord entre les deux rois, et que on n’avoit vu en lui fors que tout bien et toute loyauté. Si lui fut dit : « Sire de Coucy, c’est l’intention du roi et de son conseil que vous demeuriez dalez nous en France ; si nous y aiderez à conseiller et à traiter devers ces Anglois, et encore vous prions-nous que en ce voyage que vous ferez couvertement et sagement, ainsi que bien faire saurez, vous substanciez du roi d’Angleterre et de son conseil sur quel état on pourroit trouver paix ni accord entre eux et nous. » Le sire de Coucy leur eut ainsi en convent. Si se appareilla du plus tôt qu’il put et partit de France, et madame sa femme, et tout leur arroy. Si exploitèrent tant que ils vinrent en Angleterre.

Or parlons de ces Compagnies qui se tinrent pour trop déçus quand ils sçurent que le sire de Coucy leur étoit échappé et retourné en France. Si disoient les aucuns qu’il avoit bien fait, et les autres disoient qu’il s’étoit fait et porté grand blâme. Si se mirent au retour et retournèrent en France, en ce bon pays, que ils ne appeloient mie Osteriche, mais leur chambre[2]. Quand le sire de Coucy eut été une espace en Angleterre dalez le roi son grand seigneur, qui lui fit bonne chère et à sa fille aussi, et il eut visité le prince de Galles, qui gisoit malade à Londres en mains de surgiens et de médecins, et aussi visité ses autres frères le duc Jean de Lancastre et madame sa femme, le comte de Cambruge et messire Thomas le mains-né, et le jeune Richard, fils du prince, qui étoit en la garde et doctrine de ce gentil et vaillant chevalier monseigneur Guichard d’Angle, il prit congé à tous et à toutes et laissa là sa femme et sa mains-née fille, la damoiselle de Coucy, et puis s’en retourna en France.

En ce temps paya le roi Édouard d’Angleterre aux barons et aux chevaliers d’Angleterre son Jubilé ; car il avoit été cinquante ans roi. Mais ainçois fut trépassé messire Édouard son aîné fils, prince de Galles et d’Aquitaine, fleur de toute chevalerie du monde en ce temps, et qui le plus avoit été fortuné en grands faits d’armes et accompli de belles besognes. Si trépassa le vaillant homme et gentil prince de Galles en le palais de Westmoustier dehors la cité de Londres. Si fut moult plaint, et sa bonne chevalerie moult regretée ; et eut le gentil prince à son trépas la plus belle reconnoissance à Dieu et la plus ferme créance et repentance que on vit oncques grand seigneur avoir : ce fut le jour de la Trinité en l’an de grâce de Notre Seigneur mil trois cents soixante et seize[3]. Et pour plus authentiquement et révéramment faire la besogne, et que bien avoit du temps passé conquis, par sa bonne chevalerie, que on lui fit toute l’honneur et révérence que on pourroit, il fut enbaumé et mis en un sarcueil de plomb, et là tout enseveli, excepté le viaire, et ainsi gardé jusques à la Saint-Michel que tous prélats, tous barons et chevaliers d’Angleterre, furent à son obsèque à Westmoustier.

  1. Enguerrand finit par conclure, le 13 janvier 1376, la paix avec le duc d’Autriche, qui lui céda les villes et seigneuries de Niddau et de Buren, à condition qu’il renoncerait à ses prétentions.
  2. Ces bandes ayant pénétré dans l’Argovie, Zurich et Berne, dont les frontières étaient menacées, coururent aux armes. Trois mille chevaliers qui s’étaient portés dans le bois de Buttisbolz, furent complètement défaits par six cents paysans de l’Entlibouch. Repoussés par les braves Suisses, les bandes de routiers repassèrent le Jura pour retourner en Alsace et en France. (Zchokke, Histoire de la nation suisse, p. 85.)
  3. Walsingham fixe sa mort au 8 juillet, octavo die julii. Peut-être faudrait-il lire junii au lieu de julii, et alors cette date s’accorderait avec celle de Froissart, le dimanche de la Trinité ayant été en 1376, le 8 de juin.