Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCCXLIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 637-638).

CHAPITRE CCCXLIII.


Comment ceux de la Rochelle ne vouldrent secourir le comte de Pennebroch, et comment le sénéchal de la Rochelle et trois autres chevaliers le vinrent secourir.


À ce que j’ai ouï recorder à ceux qui furent à celle besogne devant la Rochelle, bien montrèrent les Anglois et les Poitevins qui là étoient, qu’ils désiroient moult à conquerre et à avoir grand prix d’armes : car oncques gens ne se tinrent si vaillamment, ni si bien ne se combattirent. Car ils n’étoient que un petit au regard des Espaignols, et en menus vaisseaux ; et se pouvoit-on émerveiller comme tant duroient : mais la grand’prouesse et chevalerie d’eux les reconfortoit et tenoit en force et en vigueur. Et si ils eussent été pareils de nefs et de vaisseaux, les Espaignols ne l’eussent mie eu d’avantage : car ils tenoient leurs lances acérées, dont ils lançoient les horions si grands que nul ne les osoit approcher, si ils n’étoient trop bien armés et pavoisés ; mais le trait et le jet qui venoient d’amont, de pierres, et de plommées de plomb et des barreaux de fer, les grévoit et tempêtoit durement ; et navra et blessa de leurs chevaliers et écuyers ce premier jour plusieurs.

Bien véoient les gens de la Rochelle la bataille, mais point ne s’avançoient d’aller ni de traire celle part pour conforter leurs gens qui se combattoient si vaillamment, ainçois les laissoient convenir. En tel estrif et en celle riote furent-ils jusques à la nuit, qu’ils se départirent les uns des autres et se mirent à l’ancre : mais les Anglois perdirent ce premier jour deux barges de pourvéances, et furent tous ceux mis à mort qui dedans étoient. Toute celle nuit fut messire Jean de Harpedane, qui pour le temps étoit sénéchal de la Rochelle, en grands prières envers ceux de la ville, le maieur, sire Jean Chauderon[1], et les autres, que ils se voulsissent armer et faire armer la communauté de la ville, et entrer en barges et en nefs qui sur le kay étoient, pour aller aider et conforter leurs gens qui tout ce jour si vaillamment s’étoient combattus. Ceux de la Rochelle, qui nulle volonté n’en avoient, s’excusoient et disoient qu’ils avoient leur ville à garder, et que ce n’étoient mie gens de mer, et que combattre ne se savoient sur mer, ni aux Espaignols ; mais si la bataille étoit sur terre, ils iroient volontiers.

Si demeura la chose en tel état, ni oncques il ne les put amener à ce, pour prières qu’il sçût faire, qu’ils y voulsissent aller. À ce jour, étoient dedans la Rochelle le sire de Tonnai-Bouton, messire Jacques de Surgières, messire Maubrun de Linières, qui bien s’acquittèrent aussi de prier avec le dessus dit ceux de la Rochelle. Quand ces quatre chevaliers virent qu’ils ne pourroient rien exploiter, ils s’armèrent et firent armer leurs gens, ce qu’ils en avoient ; ce n’étoit point foison ; et entrèrent en quatre barges qu’ils prirent sur le kay ; et au point du jour, quand le flot fut revenu, ils se firent nager jusques à leurs compagnons, qui leur sçurent grand gré de leur venue ; et disoient bien au comte de Pennebroch et à monseigneur Guichart d’Angle que de ceux de la Rochelle ils ne seroient point secourus ni confortés, et que sur ce ils s’avisassent. Et ceux qui amender ne le pouvoient, répondirent qu’il leur convenoit la merci Dieu et l’aventure attendre, et que un temps viendroit que ceux de la Rochelle s’en repentiroient.

  1. Il est nommé Jean Chauldrier dans l’Histoire de La Rochelle.