Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 552-554).

CHAPITRE CCLIV.


Comment le roi Dan Piètre fut pris du Bègue de Vilaines ; et comment il fut mis à mort.


Après celle grand’déconfiture sur le roi Dan Piètre et ses assemblées, assez près de Montiel, et que le roi Henry et messire Bertran du Guesclin eurent obtenu la place devant le dit châtel de Montiel, ils se logèrent et aménagèrent tout environ ; et bien disoient qu’ils n’avoient rien fait ni exploité s’ils ne prenoient le dit châtel de Montiel et le roi Dan Piètre dessus dit, qui étoit dedans. Si mandèrent tout leur état et gouvernement à leurs gens qui se tenoient devant Toulette, afin qu’ils en fussent plus réconfortés. De ces nouvelles furent tout réjouis le comte Dan Tille[1] et tous ceux qui là le siége tenoient.

Le châtel de Montiel étoit assez fort pour bien tenir un grand temps, si pourvu eût été de vivres ; mais de tous vivres, quand le roi Dan Piètre y entra, il n’en y avoit point assez pour vivre plus haut de quatre jours ; et se ébahissoit durement le roi Dam Piètre et les compagnons ; car ils étoient de si près guettés de nuit et de jour que un oiseau ne se pût partir du châtel qu’il ne fût vu et aperçu. Le roi Dan Piètre qui étoit là dedans en grand’angoisse de cœur et qui voyoit ses ennemis logés autour de lui, et qui bien savoit que à nul traité de paix ni d’accord ils ne voudroient entendre, eut grand’imagination ; si que, tout considéré, les périls où il se trouvoit et la faute de vivres qui laiens étoit, il fut conseillé que à heure de mie-nuit du châtel lui douzième ils partiroient et se mettroient en la garde de Dieu, et auroient guêtes qui les mèneroient à l’un des corons de l’ost à sauveté. Si se arrêtèrent au dit châtel en tel état ; et se partit secrètement environ heure de mie nuit, le roi Dan Piètre, Dan Ferrant de Castres, et tant qu’ils furent eux douze ; et faisoit cette nuit durement épais et brun. À ce donc, faisoit le guet, à plus de trois cents combattans, messire le Bègue de Vilaines. Ainsi que le roi Dam Piètre étoit issu du châtel et sa route, et s’en venoient par une haute voie qui descendoit en bas, et se tenoient si cois, qu’il sembloit qu’il n’y eût nullui, le Bègue de Vilaines, qui étoit toudis en doute et en soin de son fait et en crémeur de tout perdre, ouït, ce lui sembla, le son de passer sur le pavement, et dit à ceux qui de-lez lui étoient : « Seigneurs, tenez-vous tout cois ; ne faites nul effroi ; j’ai ouï gens ; tantôt sachons qui ils sont qui viennent à cette heure. Je ne sçais si ce seroient gens vitailliers qui vinssent rafraîchir ce châtel de vivres, car il n’en est mie bien pourvu. » Adonc s’avança le dit Bègue, sa dague en son poing, ses compagnons de-lez lui, et vint à un homme près du roi Dam Piètre et demanda : « Qui es-tu là ? Parlez, ou vous êtes morts ! » Cil à qui messire le Bègue s’adressa étoit Anglois ; si se refusa à parler, et s’élança outre en le eschivant. Et le dit Bègue le laissa passer et se radressa sur le roi Dan Piètre, et lui sembla, quoiqu’il fît moult brun, que ce fût il, et le revisa pour le roi Henry son frère le bâtard ; car trop bien se ressembloient. Si lui demanda, en portant la dague sur sa poitrine, « Et vous, qui êtes-vous ? Nommez-vous et vous rendez tôt, ou vous êtes mort ! » Et en ce parlant il le prit par le frein de son cheval, et ne voulut mie qu’il lui échappât, ainsi que le premier avoit fait, quoiqu’il fût pris de ses gens.

Le roi Dan Piètre, qui voyoit une grosse route de gens d’armes devant lui, et qui bien sentoit que échapper ne pouvoit, dit au Bègue de Vilaines qu’il reconnut : « Bègue, Bègue, je suis le roi Dan Piètre de Castille, à qui on fait moult de torts par mauvais conseil ; je me rends ton prisonnier et me mets, et tous mes gens qui ci sont, et tous comptés n’en y a que douze, en ta garde et volonté. Si te prie, en nom de gentillesse, que tu nous mettes à sauveté, et me rançonnerai à toi si grandement comme tu voudras, car, Dieu mercy ! j’ai bien encore de quoi ; mais que tu m’eschives des mains du bâtard Henry mon frère. » Là dut répondre, si comme je fus depuis acertené et informé, le dit Bègue, qu’il venît tout sûrement lui et sa route, et que jà son frère par lui ne sauroit rien de cette avenue. Sur cel état s’en allèrent-ils ; et fut mené le roi Dan Piètre au logis du Bègue de Vilaines, et proprement en la chambre de messire Yons de Lakonnet. Il n’eut point là été une heure, quand le roi Henry et le vicomte de Roquebertin et leurs gens, non pas grand’foison, vinrent au logis dessus dit. Sitôt que le roi Henry entra en la chambre où son frère le roi Dan Piètre étoit, il dit ainsi par tel langage : « Où est ce fils de putain, juif, qui se appelle roi de Castille ? » Adonc s’avança le roi Dan Piètre qui fut moult hardi et cruel homme, et dit : « Mais tu es fils de putain, car je suis fils du bon roi Alphonse. » Et à ces mots il prit à bras le roi Henry son frère, et le tira à lui en luttant, et fut plus fort de lui, et l’abattit dessous lui, sous une ambarde, que on dit en françois, une coute de matelas de soie, et mit main à sa coustille, et l’eût là occis sans remède, si n’eût été le vicomte de Roquebertin, qui prit le pied du roi Dan Piètre et le renversa par dessous lui et mit le roi Henry dessus ; lequel traist tantôt une coustille longue de Castille, que il portoit en écharpe, et lui embarra au corps tout en affilant dessous en amont, et tantôt saillirent ses gens, qui lui aidèrent à partuer[2]. Et là furent morts aussi de-lez lui un chevalier d’Angleterre qui s’appeloit messire Raoul Elme, qui jadis avoit été nommé le Vert-écuyer, et un écuyer qui s’appeloit Jacques Rollans, pourtant qu’ils s’étoient mis à défense. Mais à Dan Ferrant de Castres ni aux autres on ne fit point de mal ; ains demeurèrent prisonniers à monseigneur le Bègue de Vilaines et à messire Yons de Lakonnet.

  1. D. Tello s’était joint au roi de Navarre pour ravager la Castille.
  2. Ayala raconte autrement que Froissart la mort de D. Pèdre, et son récit, très défavorable à du Guesclin, a été adopté par plusieurs des historiens espagnols. Un auteur catalan, qui a écrit sur les affaires d’Arragon, fait arriver de la même manière le roi D. Pèdre dans la tente de du Guesclin, On apprend par le même auteur que la cause véritable pour laquelle les grands se déclarèrent contre lui et couronnèrent son frère Henry, qui ne valait certainement pas mieux, c’est que D. Pèdre était inflexible dans l’exécution de la justice, et que, pour réprimer les vols et les brigandages qui furent en effet fort rares sous son règne, il ne craignit pas de faire des exemples terribles contre les nobles.