Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 551-553).

CHAPITRE CCLIII.


Comment le roi Dan Piètre et toutes ses gens furent déconfits ; et comment le dit roi s’enfuit au châtel de Montiel.


Cette bataille des Espaignols l’un contre l’autre, et des deux rois et leurs alliés, assez près du châtel de Montiel, fut en ce jour moult grande et moult horrible. Et moult y furent bons chevaliers du côté du roi Henry, messire Bertran du Guesclin, messire Geffroy Ricon, messire Arnoul Limosin, messire Yons de Lakonnet, messire Jean de Berguettes, messire Gauvain de Bailleul, messire le Bègue de Vilaines, Alain de Saint-Pol et Alyot de Calais, et les Bretons qui là étoient ; et aussi du royaume d’Arragon le vicomte de Roquebertin et le vicomte de Rodez, et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers que je ne puis mie tous nommer. Et y firent maintes grands appertises d’armes ; et bien leur étoit besoin ; car ils trouvèrent contre eux gens aussi assez étranges, tels que Sarrazins et Portingalois. Car les Juifs qui là étoient tournèrent tantôt le dos, ni point ne se combattirent ; mais ce firent ceux de Grenade et de Bellemarine ; et portoient arcs et archegaies[1] dont ils savoient bien jouer, et dont ils firent plusieurs grands appertises d’armes de traire et de lancer. Et là étoit le roi Dan Piètre, hardi homme durement, qui se combattoit moult vaillamment et tenoit une hache dont il donnoit les coups si grands que nul ne l’osoit approcher. Là s’adressa la bannière du roi Henry son frère devers la sienne, bien épaisse et bien pourvue de bons combattans, en écriant leurs cris et en boutant fièrement de leurs lances. Lors se commencèrent à ouvrir ceux qui de-lez le roi Dan Piètre étoient et à ébahir malement. Dam Ferrand de Castres, qui avoit à garder et à conseiller le roi Dan Piètre son seigneur, vit bien, tant eut-il de sentiment, que leurs gens se espardoient et déconfisoient ; car tous se ébahissoient, pourtant que trop sur un pied pris on les avoit. Si dit au roi Dan Piètre : « Sire, sauvez-vous et vous recueillez en ce châtel de Montiel dont vous êtes à ce matin parti : si vous êtes là retrait, vous serez en sauve-garde ; et si vous êtes pris de vos ennemis, vous êtes mort sans merci. » Le roi Dan Piètre crut ce conseil et se partit au plus tôt qu’il put et se retrait devers Montiel. Si y vint si à point que il trouva les portes ouvertes et le seigneur qui le reçut lui douzième tant seulement.

Pendant ce, se combattoient les autres qui étoient épars sur les champs, et faisoient les aucuns ce qu’ils pouvoient ; car les Sarrazins qui là étoient, et qui le pays point ne connoissoient, avoient aussi cher qu’ils fussent morts que longuement chassés ; si se vendoient aussi les aucuns moult durement. Les nouvelles vinrent au roi Henry et à messire Bertran du Guesclin, que le roi Dam Piètre étoit retrait et enclos au châtel de Montiel, et que le Bègue de Vilaines et sa route l’avoient poursuivi jusques là ; et si n’y avoit au dit châtel que un seul pas par où on y entroit et issoit, et devant celle entrée se tenoit le Bègue de Vilaines dessus dit, et avoit là mis son pennon.

De ces nouvelles furent durement réjouis le dit roi Henry et messire Bertran du Guesclin ; et se trairent de celle part tout en combattant et occiant à monceaux gens ainsi que bêtes, et tant qu’ils étoient tout lassés d’occire et de découper et de abattre. Si dura celle chasse plus de trois grands lieues ; et y eut ce jour morts plus de vingt quatre mille hommes, que uns que autres ; et trop petit s’en sauvèrent, si ce n’étoient ceux du pays qui savoient les refuges et les adresses ; car les Sarrazins, qui ne savoient ni connoissoient nient le pays, ne savoient où fuir ; si leur convenoit attendre l’aventure ; si furent tous morts. Cette bataille fut dessous Montiel et là environ, en Espagne, le treizième jour du mois d’août l’an de grâce 1368[2].

  1. Espèce de lance ou de pique.
  2. Les historiens d’Espagne placent unanimement cette bataille au mois de mars 1369 ; Ferreras en fixe même le jour au 14 de ce mois. L’auteur des Chroniques de France dit qu’elle se donna le 12 du même mois 1368 (1369}, date qui s’accorde, à deux jours près, avec celle de Ferreras. Il n’y a eu long-temps que deux opinions sur ce point de chronologie : parmi les historiens modernes, les uns se sont déclarés pour Froissart, les autres pour les Chroniques de France. Les savans auteurs de l’Art de vérifier les dates ont donné naissance à une troisième opinion : ils prétendent que la bataille dont il s’agit et la mort de D. Pèdre sont antérieures au 4 mai de l’année 1368. Pour ne pas affaiblir la preuve qu’ils en donnent, je vais rapporter leurs propres expressions. « Henri, disent-ils, datait ordinairement ses diplômes de la seule ère d’Espagne, avec le jour du mois. Celui par lequel il donna le duché de Molina à Bertrand du Guesclin, pour la récompense des secours qu’il lui avait donnés, est ainsi daté : Dado este privilegio en muy noble cibidad de Sevila, quatro dias de mayo, era de mill et quatro cientos et siete annos ; ce qui revient au 4 mai 1368 de J.-C. Les historiens modernes se trompent donc en rapportant le commencement du règne de Henri II et la fin de celui de son prédécesseur à l’an 1369. » Je remarquerai d’abord que le même diplôme, rapporté dans le tome ier des preuves de l’histoire de Bretagne, y est daté de l’an 1407 de l’ère d’Espagne, ce qui répond à l’année 1369 de la nôtre, et qu’ainsi il se peut faire que la date ait été altérée dans la copie qu’ils ont eue entre les mains : en second lieu, que quand même ils auraient vu le diplôme original, on devrait regarder cette date comme une faute du copiste. On convient généralement que du Guesclin eut la plus grande part à la journée de Montiel et au rétablissement de Henri sur le trône de Castille : or du Guesclin ne pouvait être en même temps en Espagne et en France, et il est certain qu’il ne sortit point de France pendant les quatre premiers mois de l’année 1368 ; on le voit à Montpellier le 7 février de cette année, au service du duc d’Anjou, qui voulait revendiquer à main armée quelques places sur la reine de Naples, comtesse de Provence ; il joint ce prince à Nîmes le 26 du même mois, et se trouve avec lui le 4 mars au siége de Tarascon. Le 11 avril, ils forment celui d’Arles que du Guesclin est chargé de continuer seul, et qu’il lève le 1er  mai. L’historien du Languedoc, de qui j’emprunte ces faits, les appuie des autorités les plus fortes, telles que le Thalamus de Montpellier, les registres de la sénéchaussée de Nîmes. Le dernier de ces faits est encore attesté par une pièce du temps publiée dans le t. ii des Vies des papes d’Avignon, p. 768 et suiv. On y lit : « Anno Domini 1368, die undecimâ aprilis, quæ fuit tertiâ die Paschæ, dominus Ludovicus, dux d’Ango, frater regis Francie, assetiavit civitatem Arelatensem, et ibi tenuit pro eo setium dominus Bertrandus de Cliquino comes Longævillæ, usque die primâ mensis madii. Et illâ die recesserunt, exceptis illis qui remanserunt mortui. »

    Il résulte, ce semble, de ces observations, que malgré la confiance qu’on doit avoir dans les lumières et l’exactitude des auteurs de l’Art de vérifier les dates, on ne saurait adopter la date qu’ils proposent. On ne saurait non plus admettre la date de Froissart. 1o Parce que son témoignage ne peut prévaloir seul sur celui de tous les autres historiens. 2o Parce que du Guesclin n’avait point quitté la France au mois d’août 1368 ; qu’il était encore en Languedoc au mois de septembre, et que ce ne fut que postérieurement an 20 de ce mois qu’il traita, par l’ordre du duc d’Anjou, avec les chefs des compagnies qui ravageaient cette province, pour les engager à en sortir et vraisemblablement à le suivre en Espagne. Telles sont les raisons qui m’ont déterminé à fixer la date de la bataille de Montiel au mois de mars 1369, conformément au témoignage des Chroniques de France et des historiens d’Espagne.

    Ayala, contemporain, la place aussi au mercredi 14 mars 1369.