Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 576-577).

CHAPITRE CCLXXV.


Comment le sénéchal de Poitou ardit et exilla la terre du seigneur de Chauvigny, et prit par force d’assaut sa maître ville de Briouse.


Sur les marches de Poitou se tenoient messire Jean de Breuil, messire Guillaume des Bordes, monseigneur Louis de Saint-Julien, Kerauloet le Breton, à plus de douze cents combattans, qui étudioient et imaginoient nuit et jour comment ils pourroient prendre, écheler et embler villes, châteaux et forteresses en Poitou. Donc il avint qu’ils emblèrent et prirent par échellement, de nuit, le châtel que on dit la Roche de Posoy, à l’entrée du Poitou, séant sur la rivière de Creuse, à deux lieues de la Haie en Touraine, et assez près de Châteaulerault sur cette même rivière[1]. Si en fut durement tout le pays de Poitou effrayé ; car les François en firent une grand’garnison, et la réparèrent, pourvurent et rafraîchirent d’artillerie bien et grossement. Quand ces nouvelles vinrent au prince, si en fut durement courroucé, mais amender ne le put. Si manda tantôt monseigneur Guichart d’Angle, monseigneur Louis de Harecourt, le seigneur de Parthenay, le seigneur de Poiane, et plusieurs autres qui se tenoient à Montalban de-lez monseigneur Jean Chandos, qu’ils revinssent appertement et qu’il les vouloit envoyer ailleurs. Ces dessus dits seigneurs de Poitou, à l’ordonnance du prince, se partirent de Montalban, et exploitèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent en la ville d’Angoulême devers le prince, qui tantôt les envoya à Poitiers pour garder la cité et faire frontière aux François.

Assez nouvellement s’étoit tourné François un grand baron de Poitou, le sire de Chauvigny, vicomte de Briouse, et sa ville aussi, et l’avoit garnie de Bretons et de gens d’armes ; mais point n’étoit en sa terre, ains étoit venu en France de-lez le roi. De cette aventure furent le prince et tous les barons de Poitou moult courroucés. Si fut soupçonné le vicomte de Rochechouart, et en fut informé le prince, qu’il vouloit se tourner François ; dont il avint que le prince le manda en Angoulême, où il étoit, et lui dit son intention. Le vicomte s’en défendit et excusa au mieux qu’il put ; mais pour ce ne demeura-t-il mie qu’il ne lui convînt tenir prison fermée, et demeura un grand temps en ce danger.

En ce temps étoit grand sénéchal de Poitou messire James d’Audelée, un moult sage et vaillant chevalier, qui mit sus une chevauchée de tous les barons et chevaliers de Poitou. Et là étoient messire Guichard d’Angle, messire Louis de Harecourt, le sire de Pons, le sire de Parthenay, le sire de Poiane, messire Geffroy d’Argenton, messire Maubrun de Linières, le sire de Tonnai-Bouton, et monseigneur Guillaume de Montendre, et plusieurs autres chevaliers et écuyers de Poitou, et étoient bien douze cents lances. Et encore y étoit messire Baudoin de Franville, sénéchal de Saintonge. Si firent ces seigneurs leur assemblée à Poitiers, et puis s’en partirent en grand arroy, et chevauchèrent tant qu’ils entrèrent en Berry. Si commencèrent à ardoir et à exiller le pays et à honnir povres gens ; et y firent moult de dommages et puis s’en retournèrent par Touraine. Et partout où ils conversoient, le pays étoit tourmenté en grand’tribulation ; ni nul ne leur alloit au devant, car ils étoient si forts qu’ils tenoient les champs. Et entrèrent ces gens d’armes en la terre du seigneur de Chauvigny, qui étoit tourné François ; si l’ardirent et exillèrent toute sans déport, hormis les forteresses ; et vinrent devant sa maître ville de Briouse. Si l’assiégèrent et assaillirent, et firent assaillir un jour tout entier par leurs gens : mais rien n’y conquêtèrent. Donc s’allèrent-ils loger, et dirent qu’ils ne partiroient mie ainsi, et qu’elle étoit bien prenable. Si se levèrent au point du jour et s’armèrent et ordonnèrent, et sonnèrent leurs trompettes d’assaut. Si approchèrent ces Poitevins et ces Anglois, et se mirent en ordonnance par connétablies, chacun sire entre ses gens et dessous sa bannière. Là eut, par un samedi, grand assaut et dur, et bien continué ; car il avoit dedans la ville gens d’armes et compagnons qui se défendoient du mieux qu’ils pouvoient ; car ils savoient bien que c’étoit sur leurs vies. Si y firent maintes belles appertises d’armes. Le sénéchal de Poitou et le sénéchal de Xaintonge, qui étoient en grand’volonté et désir de conquerre la forteresse, faisoient leurs archers traire si ouniement que à peine n’osoit nul montrer aux guérites pour défendre. Si furent à ce jour et ce samedi au matin ceux de Briouse si fort assaillis et si continuellement, par traire et lancer et escarmoucher à eux, que finablement la ville fut conquise et la porte jetée par terre, et entrèrent ens tous ceux qui entrer y vouldrent. Si furent pris les hommes d’armes du vicomte ; et tantôt en firent pendre les seigneurs de l’ost jusques à seize, en leurs propres armures, en dépit du dessus dit vicomte qui n’y étoit pas, mais se tenoit à Paris de-lez le roi de France. Si fut toute la ville courue et arse, et y perdirent les habitans et les demeurans tout le leur, et encore en y eut foison de morts et de noyés. Et puis s’en retournèrent les Anglois et leurs routes en la cité de Poitiers pour eux mieux à leur aise rafraîchir. Et aussi y trouvèrent-ils mieux quant qu’il leur convenoit et à qui vendre et délivrer leur pillage et ce qu’ils avoient ravi et pillé.

  1. Froissart se trompe : Châtelleraut est sur la Vienne, et non sur la Creuse.