Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 577-578).

CHAPITRE CCLXXVI.


Comment le prince fit messire Robert Canolle maître et gouverneur de tous les chevaliers et écuyers de son hôtel ; et comment messire Perducas de Labreth se retourna Anglois.


Messire Robert Canolle qui se tenoit en Bretagne où il avoit grand et bel héritage, et qui toujours avoit été bon et loyal Anglois, et servi et aimé le roi d’Angleterre et le prince de Galles, son ains-né fils, et été en leurs armées et chevauchées, quand il entendit que les François faisoient ainsi si forte guerre au dit prince, et qu’ils lui tolloient et vouloient tollir son héritage d’Aquitaine, lequel il avait jadis aidé à conquerre, si lui vint à grand’admiration et déplaisance. Et s’avisa en soi même qu’il prendroit ce qu’il pourroit avoir de gens d’armes et s’en iroit servir le prince à ses propres frais et dépens. Tout ainsi, comme il y imagina et considéra, il fit ; et cueillit et manda tous ses féaux, et pria ses amis, et eut environ soixante hommes d’armes et autant d’archers de sa délivrance ; et fit sa pourvéance sur la mer, en quatre grosses nefs, en une ville de Bretagne et port de mer que on appelle Kaouke[1]. Quand toutes ses pourvéances furent faites et accomplies, il se partit de Derval et se traist celle part. Si entra en son vaissel, et ses gens ès leurs ; et singlèrent tant au vent et aux étoiles qu’ils arrivèrent au kay de la Rochelle. Si lui firent les bourgeois de la Rochelle grand’fête arrière cœur ; mais ils n’en osèrent autre chose faire. Et là trouva-t-il messire Jean d’Évreux qui étoit capitaine de la Rochelle de par le prince ; car le sénéchal étoit avec messire Jean Chandos et messire Thomas de Persy. Messire Jean d’Évreux reçut le dit messire Robert moult liement et lui fit toute la meilleure compagnie qu’il put faire. Si se refreschit messire Robert, et ses gens par deux jours, et au troisième ils partirent et se mirent au chemin devers Angoulème, et tant exploitèrent par leurs journées qu’ils y arrivèrent.

De la venue messire Robert Canolle fut le prince grandement réjoui, et ne le put par semblant trop conjouir ni fêtoyer, et aussi madame la princesse. Tantôt le prince le fit maître et souverain de tous les chevaliers de son hôtel, pour cause d’amour, et de vaillance et d’honneur, et leur commanda à obéir à lui comme à leur souverain ; et ils dirent que si feroient-ils volontiers.

Quand le dit messire Robert eut été de-lez le prince environ cinq jours, et ceux furent appareillés qui devoient aller en sa chevauchée, et aussi qu’il sçut quelle part il se trairoit, il prit congé au prince, et se partit d’Angoulême bien accompagné, les chevaliers du prince avec lui ; tels que monseigneur Richard de Pontchardon, monseigneur Étienne de Counsenton, messire d’Angouses, monseigneur Néel Lorinch, messire Guillaume Toursiel, monseigneur Hugues de Hastingues, monseigneur Jean de Trivet, messire Thomas le Despenser, monseigneur Richard Tanton, messire Thomas Banastre, messire Nicolas Bond, messire Guillaume le Moine, sénéchal d’Agénois, monseigneur Baudouin de Frainville et plus de soixante chevaliers. Si étoient environ cinq cents hommes d’armes et cinq cents archers et autant de brigands, et tous en volonté de trouver les François et de combattre. Si chevauchèrent les gens du prince, dont messire Robert étoit chef et gouverneur, par devant Agen, pour venir en Quersin, où les compagnies se tenoient ; et tant exploitèrent qu’ils vinrent en la cité d’Agen ; et se tinrent là un petit pour eux rafraîchir et attendre leurs ennemis. Pendant ce que ledit messire Robert Canolle séjournoit à Agen, et ses gens là environ, il entendit que messire Perducas de Labreth, un grand capitaine des Compagnies, et qui en avoit plus de trois cents de sa route dessous lui, étoit sur le pays en cette saison, par le pourchas du duc d’Anjou, tourné François. Si envoya tantôt le dit messire Robert Canolle devers lui hérauts et certains messages, et fit tant que, sur sauf-conduit, il vint parler à lui sur les champs, en un certain lieu qu’ils ordonnèrent. Quand le dit messire Robert vit le dit messire Perducas, il lui fit grand’chère et liée, et puis, petit à petit, entra en paroles. Si lui commença à remontrer comment il avoit grandement fait son blâme quand il étoit tourné François et issu hors du service du prince qui tant l’avoit aimé, honoré et avancé. Que vous ferois-je long conte ? Messire Robert Canolle, comme sage et subtil, prêcha tant au dit messire Perducas de Labreth qu’il le retourna Anglois, et toutes ses gens ; et se retournèrent adonc des compagnons gascons plus de cinq cents, dont le duc d’Anjou fut moult courroucé ; et tint moins de compte et de sûreté au dit messire Perducas ; et aussi firent tous les autres qui étoient de la partie des François, et en ressoingnièrent trop plus les Anglois.

  1. Il est difficile de deviner quel est ce lieu : ceux dont le nom paraît s’en rapprocher, tels que le Conquêt, Concarneau, etc., sont bien éloignés de Derval pour qu’on puisse penser que Robert Knowles ait été s’y embarquer, tandis que l’embouchure de la Loire lui offrait des ports plus voisins, et qui le rapprochaient de La Rochelle, où il voulait aller. Il est cependant très vraisemblable que Froissart a voulu désigner Concarneau ; car au chapitre 364, il appelle comme ici Kaouke le port d’où le duc de Bretagne partit en 1373 pour aller en Angleterre ; et il est certain, par le témoignage des historiens de Bretagne, que ce prince s’embarqua à Concarneau.