Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXXIII

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 584-585).

CHAPITRE CCLCCCIII.


Comment le roi de France fit faire grand appareil de nefs pour envoyer en Angleterre ; et comment le duc de Lancastre, à grand’foison de gens d’armes, arriva à Calais.


Le roi de France, toute cette saison d’été, avoit fait très grand appareil de nefs, de barges et de vaisseaux, sur le port de Harefleu et sur la rivière de Saine, entre Rouen et Harefleu, et avoit intention d’envoyer en Angleterre une armée si grand et si étoffée de toutes bonnes gens d’armes, de chevaliers et d’écuyers, desquels messire Philippe son frère, duc de Bourgogne, seroit chef et gouverneur, ainsi que pour tout détruire en Angleterre. Et se tenoit et séjournoit proprement le roi de France en la cité de Rouen, pour mieux entendre à ses besognes ; et alloit toutes les semaines deux ou trois fois voir la navie, et avoit à ce très grand’affection. Avec tout ce, son mandement étoit si grand et si étendu par tout son royaume, que là environ Rouen, en Veguesin et en Beauvoisin venoient et apleuvoient gens d’armes tous les jours que merveilles seroit à penser. Et toujours se faisoient et approchoient les pourvéances en celle navire si grandes et si grosses comme ce fut pour aller en Castille ou Portingal. Mais le sire de Cliçon, qui étoit un des espéciaux du conseil du roi, ne s’y accordoit pas bien et déconseilloit au roi à tant de nobles de son royaume aller en Angleterre et y faire guerre, comme les Anglois étoient de passer la mer et de venir en France ; et alléguoit à ce assez de raisons, ainsi que cil qui mieux connoissoit la condition et la nature des Anglois et l’état du pays d’Angleterre que moult d’autres. Nonobstant ce, on ne pouvoit briser le propos du roi ni d’aucuns de son conseil, que cette armée ne partesist.

Le roi d’Angleterre et son fils le duc de Lancastre, et plusieurs de leur conseil, étoient assez avisés et informés de cette armée, et comment les François les devoient venir voir et guerroyer en leur pays, de la quelle chose ils étoient tout joyeux ; et avoient pourvus les passages, les ports et les hâvres sur mer à l’encontre de Ponthieu et de Normandie pour eux recueillir, si ils venoient, bien et suffisamment de bonnes gens d’armes et d’archers ; et étoit tout le royaume d’Angleterre avisé et conforté pour combattre les François si ils venoient. Et eut adoncques le roi d’Angleterre conseil et volonté d’envoyer son fils le duc de Lancastre, atout une charge de gens d’armes et d’archers, en la ville de Calais. Si ordonna et nomma proprement le roi ceux qui iroient avecques lui ; le comte de Sallebery, le comte de Warvich, messire Gautier de Mauny, le seigneur de Ros, monseigneur Henry de Persy, le sire de Basset, le sire de Willebi, le seigneur de la Ware, le seigneur de la Poule, monseigneur Thomas de Grantson, messire Alain de Boukeselle, monseigneur Richard Sturry et plusieurs autres ; si étoient six cents hommes d’armes et quinze cents archers. Si vinrent les dessus dits en la ville de Douvres et là environ, et puis passèrent quand leur navire fut toute prête et ils eurent vent à volonté, et arrivèrent en la forte ville de Calais[1] : si issirent hors de leurs vaisseaux et en mirent petit à petit toutes leurs garnisons hors et se herbergèrent tous en la dite ville.

En celle saison avoit le roi d’Angleterre escript et prié espécialement messire Robert de Namur qu’il le voulsist servir, sa guerre faisant, à toute sa charge de gens d’armes. Le dit messire Robert, qui toujours avoit été bon Anglois et loyal, avoit répondu qu’il seroit appareillé sitôt que on le manderoït et qu’il sauroit que le roi ou un de ses enfans seroit à Calais, ou trait sur les champs pour chevaucher sur France. Si que, si très tôt qu’il entendit que le duc de Lancastre étoit arrivé à Calais, il semonni tous ses compagnons et ceux dont il vouloit être aidé et servi, et fit tout son harnois appareiller moult efforcément, ainsi comme à lui appartenoit.

Or retournerons-nous aux besognes de Poitou.

  1. Le duc de Lancastre passa en France vers la fête de la Nativité de la Vierge suivant la Chronique de Thomas Otterbourne, et Walsingham ; mais les Chroniques de France supposent qu’il était arrivé à Calais au plus tard vers le milieu du mois d’août.