Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCLXXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 585-586).

CHAPITRE CCLXXXIV.


Comment le châtel de la Roche sur Yon fut rendu aux Anglois, et comment le capitaine du dit lieu fut mis à mort par ordre du duc d’Anjou.


Vous devez savoir que quand le département fut fait des barons et des chevaliers de Guyenne qui avoient chevauché en Quersin et en Rouergue, et Chandos le héraut eut apporté les nouvelles du prince, ils retournèrent tous par un accord en la ville d’Angoulême, où ils trouvèrent le prince qui les reçut moult liement. En petit devant ce étoit retourné le comte de Cantebruge, le comte de Pennebroch et leurs gens, après le conquêt de Bourdille, si comme ci-dessus est dit et contenu. Si se conjouirent et firent grand’fête ces seigneurs et ces barons, quand ils se retrouvèrent tous ensemble, et se avisèrent et conseillèrent où ils se trairoient, pour mieux exploiter leur saison. Si regardèrent que, sur les marches d’Anjou, avoit un beau château et fort, qui se tenoit du ressort d’Anjou, lequel on appeloit la Roche sur Yon[1], et dirent tous et avisèrent qu’ils se trairoient celle part et y mettroient le siége, et le conquerroient si ils pouvoient. Si ordonnèrent leurs besognes en telle instance, et mirent au chemin, et se trairent tous de celle part. Encore leur revinrent depuis tous les barons et chevaliers de Poitou, monseigneur James d’Audelée, le sire de Pons, le sire de Partenay, messire Louis de Harecourt, messire Guichard d’Angle, le sire de Poyane, le sire de Tonnai-Bouton, messire Geffroy d’Argenton, monseigneur Maubrun de Linières et le sénéchal de la Rochelle, messire Thomas de Percy[2]. Si se trouvèrent ces seigneurs et ces gens d’armes grand’foison, quand ils furent revenus tous ensemble, plus de trois mille lances. Si exploitèrent tant qu’ils vinrent devant ledit châtel de la Roche sur Yon qui étoit beau et fort et de bonne garde, et bien pourvu de bonnes pourvéances et d’artillerie. Si en étoit capitaine, de par le duc d’Anjou, un chevalier qui s’appeloit messire Jean Blondeau, et qui tenoit dessous lui au dit château moult de bons compagnons aux frais et dépens du dit duc. Si ordonnèrent les dessus nommés seigneurs et barons qui là étoient leur siége par bonne manière et grand’ordonnance ; et l’environnèrent tout autour, car bien étoient gens à ce faire ; et firent amener et charrier de la ville de Thouars et de la cité de Poitiers grands engins, et les firent dresser devant la forteresse, et encore plusieurs canons et espringalles qu’ils avoient de pourvéance en leur ost et pourvus de longtemps et usagés de mener. Si étoit leur ost durement plantureux de tous vivres ; car il leur en venoit grand’foison du Poitou et des marches prochaines.

Quand messire Jean Blondeau se vit ainsi assiégé et appressé de tant de bonnes gens d’armes, car là étoient presque tous les barons et chevaliers d’Aquitaine, et ne lui apparoît nul confort de nul côté, si se commença à effrayer ; car bien véoit que les seigneurs qui là étoient ne le lairoient jusques à temps qu’ils l’auroient pris par force ou autrement. En l’ost du comte de Cantebruge et de monseigneur Jean Chandos et des barons qui là étoient, avoit aucuns chevaliers des marches de Poitou qui bien connoissoient le dit capitaine, et qui l’avoient accompagné du temps passé ; et vinrent iceux jusques aux barrières, et firent tant que, sur assurances et sauf-conduit, ils parlèrent à lui ; et le menèrent tant par traités, car il n’étoit mie bien subtil combien qu’il fût assez bon chevalier, qu’il entra en traité de rendre la forteresse si elle n’étoit secourue et le siége levé dans le terme d’un mois, parmi ce qu’il devoit avoir six mille francs pour les pourvéances du châtel. Ce traité fut entamé et mis outre ; et demeurèrent ceux du châtel et le châtel aussi en sûr état, le dit terme, parmi la composition dessus dite ; et si dedans le mois ils n’étoient secourus, le château devoit être rendu. Cette chose accordée, le chevalier le signifia au roi de France, au duc d’Anjou et au duc de Berry et à tous les seigneurs dont il pensoit être secouru, afin qu’il se pût mieux excuser de blâme si il en étoit reproché. Nonobstant ce et toutes les significations, combien que le châtel fût bel et bon, et moult nécessaire à être François pour le pays d’Anjou et de Touraine, oncques il ne fut secouru ni conforté, de nullui. Si que, tantôt que le mois fut passé et expiré, les seigneurs anglois requirent au dit chevalier qu’il leur tenist convenant, et de ceil avoit livré bons pléges. Le dit messire Jean ne voulut mie aller à l’encontre, et dit ainsi à ses compagnons, puisque le roi de France et le duc d’Anjou vouloient perdre la forteresse, il ne la pouvoit mie tout seul garder et amender. Si la rendit aux Anglois qui là étoient, lesquels tantôt en prirent la saisine et possession, et en eurent grand’joie. Et eut aussi ce que convenancé lui étoit le dit messire Jean, six mille francs tous appareillés, pour les pourvéances du dit châtel, qui bien le valoient ; et fût convoyé lui et tous les siens en la ville d’Angers. Si très tôt que là il fut venu, il fut là pris et arrêté du gouverneur d’Angers et mis au châtel en prison. Si entendis ainsi, que de nuit il fût bouté en un sac et jeté en la rivière qui là court, et noyé par l’ordonnance et commandement du duc d’Anjou, pour ce qu’il avoit pris or et argent pour la forteresse, qui étoit bien taillée de se tenir un an si mestier eût été.

Ainsi eurent les Anglois le châtel de la Roche sur Yon en Anjou, et y mirent grands garnisons de par eux, et le réparèrent bien et faiticement, et puis s’en retournèrent en Angoulême devers le prince.

  1. La Roche-sur-Yon est en Poitou, à une trop grande distance de l’Anjou pour que Froissart ait pu dire avec exactitude qu’il est situé sur la frontière de cette province.
  2. La qualité de sénéchal de La Rochelle, que Froissart paraît donner ici à Thomas de Percy, donne lieu à conjecturer qu’il s’est trompé plus haut, en faisant deux personnages différens de ce chevalier et du sénéchal de La Rochelle.