Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 509-510).

CHAPITRE CCVII.


Comment le roi Dam Piètre se complaint au prince du Bâtard son frère et de ses hommes ; et comment le prince le réconforta moult doucement et eut sur ce conseil.


La venue du roi Dam Piètre, qui étoit arrivé à Bayonne, signifièrent messire Thomas de Felleton et les autres au prince, qui en fut tout réjoui. Depuis ne séjournèrent guères de temps les dessus dits chevaliers du prince en la cité de Bayonne ; et amenèrent le roi Dam Piètre de Castille pardevers la cité de Bordeaux ; et exploitèrent tant qu’ils y vinrent. Mais le prince, qui moult désiroit à voir ce roi Dam Piètre son cousin, et pour le plus honorer et mieux fêter, issit hors de Bordeaux, bien accompagné de chevaliers et d’écuyers, et vint contre le dit roi, et lui fit grand’révérence. Quand il l’encontra, il l’honora de fait et de paroles moult grandement ; car bien le savoit faire, et nul prince à son temps mieux de lui. Et quand ils se furent recueillis et conjoints, ainsi comme il appartenoit, ils chevauchèrent vers Bordeaux ; et mit le dit prince le roi Dam Piètre au-dessus lui, ni oncques il ne le voult faire ni consentir autrement. Là, en chevauchant, remontroit le roi Dam Piètre au prince, envers qui moult s’humilioit, ses povretés et comment son frère le bâtard l’avoit bouté et chassé hors de son royaume de Castille ; et se plaignoit aussi grandement de la déloyauté de ses hommes ; car tous l’avoient relenqui, excepté un chevalier qui là étoit, qu’il lui enseignoit, qui s’appeloit Dam Ferrant de Castres. Le prince moult sagement et courtoisement le reconfortoit et le prioit qu’il ne se voulût mie trop ébahir ni déconforter ; car si il avoit perdu, il étoit bien en la puissance de Dieu de lui rendre toute sa perte et plus avant, et avoir vengeance de ses ennemis. Ainsi, en parlant plusieurs paroles unes et autres, chevauchèrent-ils jusques à Bordeaux, et descendirent en l’abbaye de Saint-Andrieu, l’hôtel du prince et de la princesse ; et fut le roi Dam Piètre mené en une chambre qui étoit ordonnée pour lui. Et quand il fut appareillé, ainsi que à lui appartenoît, il vint devers la princesse et les dames, qui le reçurent liement et courtoisement, ainsi que bien le savoient faire.

Je vous pourrois cette matière trop demener de leurs fêtes et de leurs conjouissemens ; si m’en passerai brièvement, et vous conterai comment ce roi Dam Piètre exploita devers le prince son cousin, lequel il trouva grandement courtois et amiable et descendant à ses prières et volontiers, combien que aucuns de son conseil lui eussent remontré et dit, ainsi que je vous dirai, ainçois que ce roi Dam Piètre fût venu à Bordeaux, aucuns sages seigneurs et imaginatifs, tant de Gascogne comme d’Angleterre, qui étoient du conseil du prince, et qui loyaument à leur avis le devoient et vouloient conseiller : si avoient dit féablement, quand il en avoit bourdé et parlé à eux, ainçois que oneques l’eût vu : « Monseigneur, vous avez ouï dire par plusieurs fois, qui trop embrasse, mal étreint. Il est vérité que vous êtes un des princes du monde le plus prisé, le plus douté et le plus honoré ; et tenez pardeçà la mer grand’terre et grand’seigneurie, Dieu mercy, bien et en paix : ni il n’est nul roi, tant soit prochain ni lointain, qui au temps présent vous osât courroucer, tant êtes-vous renommé de bonne chevalerie, de grâce et de fortune : si yous devroit par raison suffire ce que vous en avez et non acquerre nul ennemi. Nous le disons pourtant que ce roi Dam Piètre de Castille, qui maintenant est bouté hors de son royaume, est un homme, et toujours a été, moult hautain et moult cruel et plein de merveilleuses semilles ; et par lui ont été faits et élevés maints maux au royaume de Castille, et maints vaillans hommes décollés et mis à fin sans raison ; et par lesquels vilains faits, qu’il a faits et consentis, il s’en trouve maintenant deçu et bouté hors de son royaume. Avec tout ce, il est ennemi de l’église et excommunié du Saint-Père ; et est réputé, et a un grand temps été, comme un tyran ; et sans nul titre de raison il a toujours grevé et guerroyé ses voisins, le roi d’Arragon et le roi de Navarre, et eux par puissance voulu déshériter ; et fit, si comme fame et commune renommée court parmi son royaume, et de ses gens même, mourir sa moillier, une jeune dame votre cousine, fille au duc de Bourbon. Pourquoi vous y devriez bien penser et regarder ; car tout ce qu’il a à souffrir maintenant, ce sont verges de Dieu, envoyées sur lui pour lui châtier et pour donner aux autres rois chrétiens et princes de terre exemple que ils ne fassent mie ainsi. » De tels paroles avoit été avisé et conseillé le prince devant ce que le roi Dam Piètre fût arrivé à Bayonne : mais à ces paroles et conseil avoit répondu trop vaillamment, et dit ainsi : « Seigneurs, je tiens et crois certainement que à votre loyal pouvoir vous me conseillez : je vous dis que je suis tout informé de la vie et de l’état de ce roi Dam Piètre ; et sçais bien que sans nombre il a fait de maux assez, dont maintenant il se trouve deçu ; et ce qui en présent nous meut et encourage de lui vouloir aider, la cause est telle que je vous dirai. Ce n’est pas chose afférant, due, ni raisonnable, d’un bâtard tenir royaume à héritage et bouter hors de son royaume et héritage un sien frère, et hoir de la terre par loyal mariage ; et tous rois et enfans de rois ne le doivent nullement vouloir ni consentir ; car c’est un grand préjudice contre l’état royal. Avec tout ce, monseigneur mon père et ce roi Dam Piètre de Castille ont eu grand temps, cela sais-je bien de vérité, grands alliances et confédérations ensemble, par lesquelles nous sommes tenus de lui aider, au cas qu’il nous en prie et requiert. » Ainsi fut le dit prince mu et encouragé de vouloir aider et conforter ce roi Dam Piètre en son grand besoin ; ainsi répondit à ceux de son conseil quand avisé en fut ; ni oncques on ne lui put ôter ni briser son dit propos, que toudis il ne fût en un, et encore plus ferme et entier quand le roi Dam Piètre fut venu de-lez lui, en la dite cité de Bordeaux ; car le dit roi s’humilioit moult envers lui, et lui offroit et promettoit grands dons et grand profit à faire ; et disoit qu’il feroit Édouard, son ains-né fils, roi de Gallice ; et départiroit à lui et à ses hommes très grand avoir qu’il avoit laissé arrière au royaume de Castille, lequel il n’avoit point pu amener avecques lui, et étoit si bien caché et enfermé que nul ne le sçavoit, fors lui tant seulement.

À ces paroles entendoient volontiers les chevaliers du prince ; car Anglois et Gascons, de leur nature, sont volontiers convoiteux. Si fut conseillé au prince qu’il assemblât tous les barons de la duché d’Aquitaine et son espécial conseil, et eût à Bordeaux un général parlement, et là remontrât le roi Dam Piètre à tous comment il se vouloit maintenir, et de quoi il les satisferoit, s’il étoit ainsi que le prince entreprît de lui remener en son pays et fît son pouvoir du remettre. Donc furent lettres écrites, et messagers employés, et seigneurs mandés de toutes parts : premièrement le comte d’Armignac, le comte de Comminges, le sire de Labreth, le vicomte de Carmaing, le captal de Buch, le sire de Taride, le vicomte de Chastillon, le sire de l’Escun, le sire de Rosem, le sire de l’Espare, le sire de Chaumont, le sire de Mucident, le sire de Courton, le sire de Pincornet, et tous les autres barons de Gascogne et de Berne. Et en fut prié le comte de Foix ; mais il ne vint mie, ainçois s’excusa, pourtant qu’il avoit adonc mal en une jambe et ne pouvoit chevaucher ; mais y envoya son conseil qui l’excusa bien et sagement envers le prince.