Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 510-512).

CHAPITRE CCVIII.


Comment le roi d’Angleterre accorda au prince de Galles son fils qu’il mit le roi Dam Piètre arrière en son royaume.


En ce parlement qui fut assigné en la bonne ville de Bordeaux, vinrent tous les comtes, les vicomtes, les barons et tous les sages hommes d’Aquitaine, tant de Poitou, de Xaintonge, de Rouergue, de Quersin, de Limosin, comme de Gascogne. Quand ils furent tous venus, ils entrèrent en parlement, et parlementèrent par trois jours sur l’état et ordonnance de ce roi Dam Piètre d’Espagne, qui étoit et se tenoit toujours présent en my le parlement de-lez le dit prince son cousin, qui parloit et langageoit pour lui, en colorant ses besognes. Finablement, il fut dit et conseillé au prince qu’il en envoyât suffisans messagers devers le roi son père, en Angleterre, pour savoir quelle chose il en diroit et conseilleroit à faire, ainçois que de lui il entreprit ce voyage à faire ; et quand on auroit eu la réponse du dit roi d’Angleterre, les barons se remettroient ensemble et conseilleroient si bien le dit prince, que par raison il lui devroit suffire. Adonc furent nommés et ordonnés quatre chevaliers du prince, qui devoient aller en Angleterre ; le sire de la Ware, messire Neel Lornich, messire Jean et messire Helie de Pommiers. Si se départit adonc ce parlement ainsi, et s’en r’alla chacun en son lieu ; et demeura le roi Dam Piètre à Bordeaux de-lez le prince et la princesse qui moult l’honoroient. Adonc se partirent de Bordeaux les dessus dits quatre chevaliers qui étoient ordonnés pour aller en Angleterre, et entrèrent en deux nefs ordonnées et appareillées pour eux ; et exploitèrent tant par mer, à l’aide de Dieu et du vent, qu’ils arrivèrent à Hantonne. Et reposèrent là un jour pour eux rafraîchir et traire hors de vaisseaux leurs chevaux et leurs harnois ; et puis montèrent le second jour, et chevauchèrent tant par leurs journées, qu’ils vinrent en la cité de Londres. Si demandèrent du roi où il étoit. On leur dit qu’il se tenoit à Windesore. Si allèrent celle part ; et furent grandement bien venus et recueillis du roi et de la roine, tant pour l’amour du prince leur fils, comme pour ce qu’ils étoient seigneurs et chevaliers de grand’recommandation. Si montrèrent ces dits seigneurs et chevaliers leurs lettres au roi, qui les ouvrit et fit lire ; et en répondit quand il eut un petit pensé et visé, et dit : « Seigneurs, vous vous retrairez à Londres, et je manderai aucuns barons et sages hommes de mon conseil ; si vous en répondrons et expédierons assez brièvement. » Cette réponse plut assez bien adonc à ces chevaliers ; et se trairent lendemain à Londres.

Il ne demeura guères de temps depuis que le roi d’Angleterre vint à Westmoustier ; et là furent à ce jour, une partie des plus grands de son conseil, son fils le duc de Lancastre, le comte d’Arondel, le comte de Sallebery, le sire de Mauny, messire Regnault de Gobehen, le sire de Persy, le sire de Nuefville et moult d’autres ; et aussi de prélats, l’évêque de Wincestre, l’évêque d’Ély[1] et l’évêque de Londres. Si conseillèrent grandement et longuement sur les lettres du prince, et la prière qu’il faisoit au roi son père. Finablement il sembla au dit roi et à son conseil chose due et raisonnable du prince, d’entreprendre ce voyage et remettre et mener le roi d’Espaigne arrière en son royaume et héritage ; et l’accordèrent tous notoirement, et sur ce, ils escripstrent lettres notables, de par le roi et le conseil d’Angleterre, au dit prince et aux barons d’Aquitaine. Et les apportèrent arrière ceux qui apportées les avoient, et revinrent en la cité de Bordeaux, où ils trouvèrent le prince et le roi Dam Piètre, auxquels ils baillèrent aucunes lettres que le roi d’Angleterre leur envoyoit. Si fut de rechef un parlement nommé et assigné en la cité de Bordeaux ; et y vinrent tous ceux qui mandés y furent. Si furent là lues généralement les lettres du roi d’Angleterre, qui parloient et devisoient pleinement comment il vouloit que le prince son fils, au nom de Dieu et de saint George, entreprît le roi Dam Piètre son cousin à remettre à son héritage, dont on l’avoit à tort et frauduleusement, si comme apparant étoit, bouté hors. Et faisoient encore les lettres du roi d’Angleterre mention que moult y étoit tenu par certaines alliances, faites jadis, obligées et convenancées entre lui et le roi de Castille son cousin, de lui aider au cas que besoin seroit ; et commandoit à tous ses féaux, et prioit à tous ses amis, que le prince de Galles son fils fût aidé, conforté et conseillé en toutes ses besognes, si comme il seroit d’eux, s’il y étoit présent.

Quand tous les barons d’Aquitaine ouïrent lire ces lettres et virent le mandement du roi et la grand’volonté du prince leur seigneur, si en répondirent liement et dirent : « Monseigneur, nous obéirons au commandement du roi notre sire et votre père, c’est bien raison, et vous servirons en ce voyage et le roi Dam Piètre aussi ; mais nous voulons savoir qui nous payera et délivrera nos gages ; car on ne met mie gens d’armes hors de leurs hôtels ainsi pour aller guerroyer en étrange pays, sans être payés et délivrés. Et si ce fût pour les besognes de notre cher seigneur votre père ou pour les vôtres, ou pour votre honneur ou de notre pays, nous n’en parlissions pas si avant que nous faisons. » Adonc regarda le prince sur le roi Dam Piètre, et dit : « Sire roi, vous oyez que nos gens disent ; si en répondez ; à vous en tient à répondre, qui les devez et voulez embesogner. » Adonc répondit le roi Dam Piètre au prince, et dit : « Mon cher cousin, si avant que mon or, mon argent et tout mon trésor, que j’ai amené pardeçà, qui n’est mie si grand de trente fois comme cil de pardelà est, se pourra étendre, je le veuil donner et départir à vos gens. » Donc dit le prince : « Vous dites bien, et du surplus je ferai ma dette devers eux et délivrance, et vous prêterai tout ce que il vous faudra jusques à ce que nous soyons en Castille[2]. » — « Par mon chef, répondit le roi Dam Piètre, si me ferez grand grâce et grand’courtoisie. »

Encore en ce parlement regardèrent aucuns sages, le comte d’Armignac, le sire de Pommiers, messire Jean Chandos, le captal de Buch et les autres, que le prince de Galles ne pouvoit nullement faire ce voyage sans l’accord et consentement du roi Charles de Navarre, ni il ne pouvoit aller ni entrer au royaume d’Espaigne fors par son pays et les détroits de Roncevaux[3] : duquel passage il n’étoit pas bien assuré de l’avoir ; car le dit roi de Navarre et le roi Henry avoient de nouveau faites grands alliances ensemble. Et là fut longuement parlementé comment on se pourroit chevir. Si fut dit et considéré des sages, que un parlement se feroit et assigneroit à Bayonne de toutes ces parties, et là endedans enverroit le prince suffisans hommes et traiteurs, pardevers le roi de Navarre, qui le prieroient au nom du prince qu’il voulsist être en ce parlement en la cité de Bayonne. Ce conseil fut tenu et arrêté ; et sur ce partit le dit parlement, et eurent en convenant chacun d’y être à Bayonne, au jour qui mis et ordonné y fut. En ce terme envoya le prince messire Jean Chandos et messire Thomas de Felleton devers le roi de Navarre qui se tenoit en la cité de Pampelune. Ces deux chevaliers, comme sages et bien enlangagés, exploitèrent si bien pardevers le roi de Navarre qu’il leur eut en convenant et scella pour être en ce parlement ; et sur ce ils retournèrent devers le prince, à qui ils recordèrent ces nouvelles.

  1. Johnes dit l’évêque de Lincoln au lieu de l’évêque d’Ély.
  2. D. Pèdre promit en outre au prince de Galles la terre de Biscaye et la ville de Castro de Urdialès. Il remit les trois infantes qu’il avait eues de Marie de Padilla entre ses mains et s’engagea à payer à ses capitaines, dans le mois à compter du jour de l’Épiphanie, la somme de 550,000 florins cours de Florence, et 56,000 autres florins d’or au prince à la Saint-Jean suivante. J. Chandos reçut la promesse de la ville de Soria.
  3. Village de Navarre, célèbre, comme on sait, par la défaite de l’arrière-garde de Charlemagne et la mort de Roland.