Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXLIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 547-548).

CHAPITRE CCXLIX.


Comment les seigneurs de Gascogne se vinrent plaindre au roi de France du fouage que le prince vouloit lever en Aquitaine.


Pendant que ces compagnies couroient en France, fut le prince de Galles conseillé d’aucuns de son conseil pour élever un fouage[1] en Aquitaine, et par espécial l’évêque de Bathe[2] son chancelier y rendit grand’peine à lui conseiller ; car l’état du prince et de madame la princesse étoit adonc si grand et si étoffé que nul autre de prince ni de seigneur en chrétienté ne s’accomparoit au leur, ni de tenir grand’foison de chevaliers, d’écuvers, de dames et de damoiselles, et de faire grands frais.

Au conseil de ce fouage furent appelés tous les barons de Gascogne, de Poitou et de Xaintonge, auxquels il appartenoit à parler, et plusieurs riches hommes des cités et des bonnes villes d’Aquitaine. Là leur fut remontré à Niort, où ce parlement étoit assemblé, espécialement et généralement par le dessus dit évêque de Bathe, chancelier d’Aquitaine, et présent le prince, sur quel état l’on vouloit élever ce fouage, lequel fouage le prince n’avoit mie intention de longuement tenir ni faire courir en son pays, fors tant seulement cinq ans, tant qu’il fût apaisé du grand argent qu’il devoit et avoit accru par le voyage d’Espaigne. À cette ordonnance tenir et obéir étoient assez d’accord ceux de Poitou, de Xaintonge, de Limousin, de Rouergue et de la Rochelle, parmi ce que le prince devoit tenu ses monnoies estables sept ans. Mais à ce propos se refusoient ceux des hautes marches de Gascogne, le comte d’Armignac, le sire de Labreth son neveu, le comte de Pierregord, le comte de Comminges, le vicomte de Carmain, le sire de la Barde, le sire de Terride, le sire de Pincornet, et plusieurs hauts barons et grands chevaliers tous de ces marches, et cités et bonnes villes de leur ressort ; et disoient que du temps passé et qu’ils avoient obéi au roi de France, ils n’avoient été grévés ni pressés de nul subside, impositions, fouages ni gabelles, ni jà ne seroient tant que défendre le pourroient, et que leurs terres et seigneuries étoient franches et exemptes de toutes débites, et à tenir en tel état le dit prince leur avoit juré. Nonobstant ce, pour eux partir amiablement de ce parlement et du dit prince, ils répondirent qu’ils en auroient avis, et mettroient ensemble, eux retournés, plusieurs prélats, évêques, abbés, barons et chevaliers, auxquels il en appartenoit bien à parler, et en auroient plus grand’délibération de conseil qu’ils n’en avoient là présentement. Le prince de Galles ni son conseil ne purent lors avoir autre chose. Ainsi se départit ce parlement de la ville de Niort, et retournèrent chacun en son lieu ; mais il leur fut commandé et ordonné de par le prince qu’ils fussent là tous revenus dedans un jour qui assigné leur fut. Or retournèrent ces barons et ces seigneurs de Gascogne en leurs pays, qui bien affirmèrent que, sur l’état dont partis étoient, devers le prince plus ne retourneroient, ni que jà, pour faire guerre au prince, ce fouage ne courroit en leurs terres. Ainsi commença le pays à rebeller contre le prince ; et vinrent en France le comte d’Armignac, le sire de Labreth, le comte de Pierregord, le comte de Comminges et plusieurs autres hauts barons, prélats et chevaliers de Gascogne ; et mirent plaintes avant en la chambre du roi de France, le roi de France présent et ses pairs, sur les griefs que le prince leur vouloit faire ; et disoient qu’ils avoient ressort au dit roi, et que à lui se devoient retraire et retourner comme à leur souverain[3]. Le roi de France, qui ne vouloit mie obvier à la paix qui se tenoit entre lui et le roi d’Angleterre, se dissimuloit de ces paroles et en répondit moult à point, et disoit à ces barons de Gascogne : « Certes, seigneurs, la juridiction de notre héritage et de la couronne de France voudrions toujours garder et augmenter ; mais nous avons juré, après notre seigneur de père, plusieurs points et articles en la paix, desquels il ne nous souvient mie de tous ; si y regarderons et visiterons, et tout ce qu’il y sera pour vous, nous le vous aiderons à garder très grandement ; et vous mettrons à accord devers notre très cher neveu le prince, qui espoir n’est mie bien conseillé, qui ne veut que vous et vos sujets demeurez en vos franchises et libertés.

De ces réponses que le roi faisoit se contentoient grandement les barons de Gascogne ; et se tenoient à Paris de-lez le roi, que point n’en partoient ni retournoient en leur pays. De quoi le prince ne se contentoit mie bien ; et toujours persévéroit et faisoit persévérer son conseil sur l’état de ce fouage. Messire Jean Chandos, qui étoit un des grands de son conseil, et vaillant et sage chevalier durement, étoit contraire à cette opinion, et bien voulsist que le prince s’en déportât ; et quand il vit que point n’en viendroit à chef, afin qu’il n’en fût demandé ni inculpé, il prit congé du prince en excusation d’aller en Normandie, en la terre de Saint-Sauveur le Vicomte, dont il étoit sire, pour aller la visiter ; car point n’y avoit été depuis trois ans. Le prince lui accorda. Donc se partit de Poitou le dit messire Jean Chandos et s’en vint en Cotentin, et séjourna que en la ville de Saint-Sauveur que là environ plus d’un an. Et toudis procédoit le prince sur ce fouage ; car son conseil, qui à ce tiroit, lui remontroit que si il pouvoit l’exploiter, il vaudroit par an douze cent mille francs, pour payer tant seulement sur chacun feu un franc, et le fort portant le foible.

Nous retournerons au roi Henry qui étoit en ce temps au royaume d’Arragon, et recorderons comment il persévéra.

  1. Le fouage était une taxe annuelle levée sur chaque feu : du temps de Charles V, elle était de quatre livres tournois.
  2. J’ignore pourquoi Sauvage substitue l’évêque de Rhodez à l’évêque de Bath, contre le témoignage de tous les manuscrits et des éditions gothiques, et contre la vérité, puisqu’il est certain que l’évéque de Bath était chancelier du prince de Galles pour l’Aquitaine. On le trouve désigné sous ce titre dans plusieurs endroits de Rymer.
  3. Les appellations et réclamations de ressort des seigneurs d’Aquitaine sont du dernier juin et du 25 octobre de cette année.