Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXLVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 546-547).

CHAPITRE CCXLVIII.


Comment les compagnies se partirent de la prinçauté et entrèrent au royaume de France ; et comment le sire de Labreth fut marié à madame Isabelle de Bourbon.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder du voyage que le prince de Galles fit en Espagne, et comment il se partit mal content du roi Dam Piètre, et retourna arrière en Aquitaine. Quand il fut revenu, toutes manières de gens le suivirent, tant pour ce qu’ils ne vouloient mie demeurer en Espaigne, que pour être payés de leurs gages, ainsi que au partir enconvenancé l’avoit. Si que quand ils furent tous retournés, le prince n’eut mie tous ses paiemens si appareillés qu’il voulsist ; car le voyage d’Espaigne l’avoit si miné et effondré d’argent que merveille seroit à penser. Or séjournèrent ces gens de compagnies sur son pays d’Aquitaine, qui ne se pouvoient toudis tenir de mal faire, et étoient bien six mille combattans. Si leur fit dire le prince et prier qu’ils voulsissent issir de son pays, et aller ailleurs pour chasser et vivre, car il ne les y vouloit plus soutenir. Les capitaines des compagnies, qui étoient tous ou Anglois ou Gascons, tels que messire Robert Briquet, Jean Cresuelle, messire Robert Ceni, messire Gaillart Vigier, le bourg de Breteuil, le bourg Camus, le bourg de l’Esparre, Naudon de Bagerant, Bernard de la Salle, Hortingo et Lamit, et plusieurs autres, ne vouloient mie courroucer le prince, mais vuidèrent de la prinçauté du plus tôt qu’ils purent, et entrèrent en France qu’ils appeloient leur Chambre ; et passèrent la grosse rivière de Loire[1] et s’en vinrent en Champagne et puis en l’archevêché de Reims, en l’évêché de Noyon et de Soisson. Et toudis leur croissoient gens ; et étoient si confortés de leurs besognes qu’ils eussent volontiers, à ce qu’ils montroient, combattu les François si ils eussent voulu. Et pour eux aventurer, ils cerchèrent en ce temps tout le royaume de France, et y firent moult de maux et de tribulations et de vilains faits. Et en venoient les plaintes tous les jours au roi de France et à son conseil ; et si n’y pouvoient mettre remède, car on ne s’osoit aventurer pour eux combattre. Et disoient bien ceux qui pris étoient, car toudis on les poursuivoit et les côtoyoit à gens d’armes, si ne se pouvoient mie si bien garder qu’il n’en y eût des attrapés, que le prince de Galles les envoyoit là. Donc le royaume étoit tout émerveillé, pourquoi couvertement le prince les faisoit guerroyer ; et moult diversement en parloient sur sa partie.

Si manda adonc le roi de France le sire de Cliçon, et en fit un grand capitaine contre ces compagnons, pourtant qu’il étoit bon compagnon et hardi ; et s’enamoura le roi de France grandement de lui.

En ce temps fut le mariage fait du seigneur de Labreth et de madame Ysabel de Bourbon[2], sœur au duc Louis de Bourbon et à la roine de France, et à madame Bonne comtesse de Savoye : duquel mariage le prince de Galles ne fut néant réjoui, mais eût eu plus cher que le seigneur de Labreth se fût marié ailleurs[3].

  1. Les compagnies passèrent la Loire à l’entrée de février, suivant la Chronique de France : les ravages qu’elles firent en France durant le cours de cette année y sont racontés beaucoup plus au long que dans Froissart.
  2. Cette princesse se nommait Marguerite : elle épousa Armand Amalric d’Albret, grand chambellan de France, par contrat passé le 4 mai de cette année.
  3. Quelques manuscrits et les imprimés ajoutent : « Et en parla moult grossement sur lui et sur sa partie et moult rudement : mais les plus grands de son conseil, chevaliers et écuyers, l’excusèrent au mieux qu’ils purent, disant que chacun s’avance au mieux qu’il peut et agrandit, et que on ne doit jamais blâmer un bon chevalier s’il pourchasse son honneur et profit au mieux qu’il peut, et qu’il n’en laisse point à servir son seigneur ni à faire ce à quoi il est tenu. De telles et semblables paroles étoit peu le prince de Galles pour l’apaiser ; mais non étoit quelque semblant qu’il en fit ; car bien sçavoit que ce mariage étoit une départie et un éloignement d’amour de lui et de ceux de son côté, comme vérité fut, selon ce que dit cette histoire. »

    Ce bavardage qu’on ne trouve point dans les bons manuscrits est probablement de quelque copiste.