Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXXXV

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 533-534).

CHAPITRE CCXXXV.


Comment le prince et ses gens se logèrent sur une petite montagne ; et comment messire Jean Chandos leva ce jour bannière.


Le prince de Galles en telle manière, sur l’aube du jour, fut trait, et toutes ses gens, sur les champs, et se mirent en leurs batailles ainsi que ils devoient aller et être ; et se partirent ainsi ordonnés ; car bien savoient que ils encontreroient et trouveroient leurs ennemis. Et ne chevauchoit nul devant les batailles des maréchaux, si ils n’étoient ordonnés pour courir. Et bien savoient les seigneurs des deux osts, par les rapports des coureurs, qu’ils se devoient trouver. Si chevauchèrent ainsi et cheminèrent tout le pas les uns contre les autres. Quand le soleil fut levé, c’étoit grand’beauté de voir ces bannières ventiler et ces armures resplendir contre le soleil. En cel état chevauchèrent et cheminèrent tout souef tant qu’ils approchèrent durement l’un l’autre ; et prit le dit prince et ses gens une petite montagne, et au descendre ils aperçurent leurs ennemis tout clairement qui venoient le chemin droitement vers eux. Quand ils eurent tous avalé celle dite montagne, ils se trairent en leurs batailles sur les champs et se tinrent tous cois. Aussi, si très tôt que les Espaignols les virent, ils firent ainsi et s’arrêtèrent en leurs batailles.

Si restraindit chacun ses armures et mit à point, ainsi que pour tantôt combattre. Là apporta messire Jean Chandos sa bannière entre ses mains, que encore n’avoit nulle part boutée hors, au prince, et lui dit ainsi : « Monseigneur, vecy ma bannière, je vous la baille, par telle manière qu’il vous plaise, à développer, et que aujourd’hui je la puisse lever ; car Dieu mercy, j’ai bien de quoi, terre et héritage, pour tenir état ainsi qu’il appartient à ce. » Adonc prit le prince, et le roi Dan Piètre qui là étoit, la bannière entre leurs mains, et la développèrent, qui étoit d’argent à ün pel aiguisé de gueules, et lui rendirent par la haste en disant ainsi : « Tenez, messire Jean, vecy votre bannière, Dieu vous en laisse votre preu faire. » Lors se partit ledit messire Jean Chandos et rapporta sa bannière entre ses gens et la mit au milieu d’eux et dit : « Seigneurs, vecy ma bannière et la vôtre, or la gardez ainsi que la vôtre. » Adonc la prirent les compagnons qui en furent tout réjouis, et disoient que si il plaisoit à Dieu et à monseigneur Saint George, ils la garderoient bien et s’en acquitteroient à leur pouvoir. Si demeura la bannière ès mains d’un bon écuyer anglois que on appeloit Guillaume Alery[1] qui la porta ce jour et qui bien et loyaument s’en acquitta en tous états.

  1. Johnes l’appelle Allestry.