Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CCXXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 534-535).

CHAPITRE CCXXXVI.


Comment les batailles du roi Henry et du prince de Galles s’assemblèrent ; et comment le comte Dan Tille s’enfuit sans coup férir.


Assez tôt après descendirent de leurs chevaux sur le sablon les Anglois et les Gascons ; et se recueillirent et mirent moult ordonnément ensemble, chacun seigneur dessous sa bannière et son pennon, en arroy de bataille, ainsi que ordonnés étoient dès lors que ils passèrent les montagnes. Si étoit-ce grand soulas à voir et à considérer les bannières, les pennons, et la noble armoierie qui là étoit. Adonc se commencèrent les batailles un petit à émouvoir. Un petit devant l’approchement et que on vînt ensemble, le prince ouvrit les yeux en regardant vers le ciel, et joignit ses mains et dit : « Vrai père Dieu Jésus-Christ, qui m’avez formé, consentez par votre bénigne grâce que la journée d’huy soit pour moi et pour mes gens, si comme vous savez que, pour raison et pour droiture aider à garder et à soutenir, et ce roi enchassé et déshérité remettre en son royaume et héritage, je me suis ensonnié et me avance de combattre. » Après ces paroles, il tendit la main dextre au roi Dan Piètre qui étoit de-lez lui, et le prit par la main en disant ainsi : « Sire roi, vous saurez huy si jamais vous aurez rien au royaume de Castille. » Et puis dit : « Avant ! avant ! bannières ! au nom de Dieu et de Saint George ! » À ces mots le duc de Lancastre et messire Jean Chandos, qui menoient l’avant-garde, approchèrent : dont il avint que le duc de Lancastre dit à messire Guillaume de Beauchamp : « Guillaume, voilà nos ennemis, mais vous me verrez aujourd’hui bon chevalier, ou je mourrai en la peine. » À ces paroles ils approchèrent, et les Espaignols aussi, et assemblèrent de premier la bataille du duc de Lancastre et de messire Jean Chandos à la bataille de messire Bertran du Guesclin et du maréchal d’Audrehen, où bien avoit quatre mille hommes d’armes. Là eut de premier encontre grand boutis de lances et grand estekis, et furent en cel état grand temps avant que ils pussent entrer les uns dedans les autres. Là eut fait maintes appertises d’armes et maints hommes renversés et jetés par terre, qui oncques puis ne se relevèrent. Quand ces deux premières batailles furent assemblées, les autres ne voulurent mie séjourner, mais s’approchèrent et boutèrent ensemble vitement ; et s’en vint le dit prince de Galles à la bataille du comte Dan Tille et du comte Sanses : et là étoit le roi Dam Piètre de Castille et messire Martin de la Kare qui représentoit le roi de Navarre. Donc il avint ainsi que, quand le prince et ses gens approchérent sur le comte Dan Tille, le dit comte Dan Tille ressoingna, et se partit sans arroy et sans ordonnance ni rien combattre, on ne sçet qu’il lui faillit, et bien deux mille à cheval de sa route.

Si fut cette seconde bataille ouverte et tantôt déconfite ; car le captal de Buch et le sire de Cliçon, et leurs gens, vinrent sur ceux de pied de la bataille du comte Dan Tille et les occirent et mes-haignèrent, abattirent et firent grand esparsin. Adonc s’adressa la bataille du prince et du roi Dan Piètre sur la bataille du roi Henry, où plus avoit de quarante mille hommes, que à pied que à cheval. Là se commença l’estour grand et fort et de tous côtés ; car ces Espaignols et Castellains avoient fondes dont ils jetoient pierres et effondroient heaumes et bassinets ; de quoi ils mes-haignèrent maint homme. Là fut grand le boutis de lances et de glaives entre les batailles ; et y eut maint homme occis et meshaigné et mis par terre. Là traioient archers d’Angleterre, qui de ce sont coutumiers, moult aigrement, et blessoient ces Espaignoïs et mettoient en grand meschef. Là crioit-on d’un lez : « Castille, au roi Henry ! » Et d’autre part : « Saint George, Guyenne ! » Et se combattoient les premières batailles, celles du duc de Lancastre et de messire Jean Chandos et des deux maréchaux, messire Guichard d’Angle et mesure Étienne de Cousenton, à messire Bertran du Guesclin et aux chevaliers de France et d’Arragon. Là eut faite mainte belle appertise d’armes ; et furent les uns et les autres moult forts à ouvrir et à entamer ; et tenoient les plusieurs leurs lances à deux mains, et les boutoïent l’un contre l’autre en pressant, et les aucuns se combattoient de courtes épées et de dagues. À ce commencement se tinrent trop bien et se combattirent moult vaillamment François et Arragonnois ; et y convint les bons chevaliers d’Angleterre souffrir moult de peine. Là fut messire Jean Chandos très bon chevalier, et y fit dessous sa bannière plusieurs grandes appertises d’armes ; et tout en combattant et reculant ses ennemis, si s’encloui si avant entre eux que il fut appressé, bouté et abattu à terre, et chéy sur lui un grand homme castellain, qui s’appeloit Martin Ferrant, qui moult étoit entre les Espaignols renommé d’outrage et de hardiment. Cil mit grant entente à occire messire Jean Chandos, et le tint dessous lui en grant meschef. Adonc s’avisa le dit chevalier d’un coutel de plates qu’il portoit en son sein ; si le traist, et férit tant ce dit Martin au dos et ès côtés qu’il lui embarra au corps, et le navra à mort étant sur lui et puis le renversa d’autre part. Si se leva le dit messire Jean de Chandos au plus tôt qu’il put, et ses gens furent tous appareillés autour de lui, qui a grand’peine avoient rompu la presse où il étoit chu.