Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CIV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE CIV.


Comment messire Robert Canolle et ses gens s’enfuirent par nuit ; et comment les seigneurs d’Auvergne donnèrent congé à toutes manières de gens d’armes.


Quand ce vint au soir et que la journée se fut partie sans bataille, chacun se retraist en son logis ; et firent bon guet et grand. Et se trairent au conseil les seigneurs de France, et se conseillèrent entr’eux que, à heure de minuit, ils se partiroient de là et descendroient de la montagne, non pas devers les ennemis, mais au plain par où ils étoient montés ; et pour seulement tourner les dites montagnes deux lieues, ils viendroient tout à plein là où les compagnons étoient, et encore si matin que espoir ne seroient-ils mie tous armés. Cette ordonnance fut affermée entr’eux, et le devoit chacun sire dire à ses gens ; et se devoient armer et partir coiement sans faire point de noise ; et le firent ainsi comme ordonné fut. Mais oneques si secrètement ne sçurent ce demener que les compagnons ne le sçurent tantôt et par un prisonnier de leurs gens, si comme on supposa depuis, qui se embla et vint en l’ost monseigneur Robert Canolle, et lui conta tout le convine des barons d’Auvergne, et quel chose ils avoient empris à faire.

Quand le dit messire Robert entendit ces nouvelles, il se traist à conseil avecques aucuns de son ost où il avoit plus de fiance ; et regardèrent l’un parmi l’autre, tout considéré la puissance des François, que ce n’étoit pas bon de les attendre. Si fit hâtivement armer toutes ses gens, trousser, monter et partir ; et chevauchèrent leur chemin par le conduit de guides qu’ils avoient des gens du pays, qui étoient leurs prisonniers et savoient les chemins et les adresses. Quand ce vint à l’heure de minuit, les François s’ordonnèrent et armèrent, ainsi comme avisé l’avoient, et mirent en arroy de bataille, et vinrent à l’ajournement à la montagne où ils cuidèrent trouver les Anglois. Mais ils y faillirent, dont ils furent moult émerveillés ; et firent monter aucuns de leurs gens des plus apperts, et chevaucher les montagnes pour savoir si ils en auroient aucunes nouvelles : lesquels rapportèrent en leur ost, environ heure de tierce, que on les avoit vus passer, et prenoient le chemin pour aller vers la cité de Limoges. Quand les seigneurs et les barons d’Auvergne ouïrent ces nouvelles, ils n’eurent mie conseil de les plus pousuivir ; car il leur sembloit, et voir étoit, qu’ils perdroient leur peine, et que assez honorablement ils avoient chevauché, quand ils avoient bouté et mis hors de leur pays leurs ennemis. Et lors les seigneurs donnèrent congé à toutes manières de gens d’armes pour eux en retourner chacun en son lieu. Ainsi se défit et rompit cette grosse chevauchée d’Auvergne, et revinrent les seigneurs en leur maisons. Assez tôt après fut traité le mariage de ce gentil chevalier le comte Dauphin d’Auvergne et la fille du gentil comte de Forez qu’il avoit de la sœur monseigneur Jacques de Bourbon.

Or retournerons au roi d’Angleterre et à la grosse armée qu’il mit sus en celle année et comment il persévéra.