Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CL

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 455-457).

CHAPITRE CL.


Comment les Compagnies déconfirent messire Jacques de Bourbon et sa route, et y furent le dit messire Jacques et son fils navrés à mort, et le jeune comte de Forez mort.


Ces gens d’armes assemblés avecques messire Jacques de Bourbon, qui se tenoient à Lyon sur le Rhône et là environ, entendirent que ces Compagnies approchoient durement et avoient pris et conquis de force la ville et le châtel de Brinay et encore des autres forts, et gâtoient et exillioient tout le pays. Si déplurent moult ces nouvelles à monseigneur Jacques de Bourbon, pourtant qu’il avoit en gouvernement la comté de Forez, la terre à ses neveux ; et aussi fit-il à tous les autres. Si se mirent aux champs et se trouvèrent grand’foison de bonnes gens d’armes, chevaliers et écuyers ; et envoyèrent devant leurs coureurs pour savoir et aviser vraiment quelles gens ils trouveroient.

Or vous dirai la grand’malice des compagnies. Ils étoient logés sur une montagne[1], et avoient dessous, en un lieu où on ne les pouvoit aviser ni approcher, la droite moitié de leurs gens et les mieux armés et enharnachés. Et laissèrent, tout de fait appensé, ces coureurs françois approcher si près d’eux, que ils les eussent bien eus s’ils eussent voulu ; mais ils les laissèrent retourner sans dommage devers monseigneur Jacques de Bourbon et le comte d’Uzès et messire Regnault de Forez et les seigneurs qui là les avoient envoyés. Si en recordèrent au plus près qu’ils purent de ce qu’ils avoient vu, et dirent ainsi : « Nous avons vu les Compagnies rangées et ordonnées sur un tertre, et bien avisées à notre loyal pouvoir ; mais tout considéré, ils ne sont pas plus de cinq ou six mille hommes là environ, et encore sont-ils mal armés. » Quand messire Jacques de Bourbon ouït ce rapport, si dit à l’archiprêtre qui étoit assez près de lui : « Archiprêtre, vous m’aviez dit qu’ils étoient bien quinze mille combattans, et vous oez tout le contraire. » — « Sire, repondit l’archiprêtre, encore n’en y cuidé-je mie moins ; et s’ils n’y sont, Dieu y ait part, c’est pour nous : si regardez que vous en voulez faire. » — « En nom de Dieu, répondit messire Jacques de Bourbon, nous les irons combattre au nom de Dieu et de Saint George. » Là fit le dit messire Jacques arrêter sur les champs toutes ses bannières et ses pennons, et ordonna ses batailles et mit en très bon arroy, ainsi que pour tantôt combattre, car ils véoient leurs ennemis devant eux ; et fit là plusieurs nouveaux chevaliers. Premièrement son fils ains-né messire Pierre, et leva bannière ; et son neveu le jeune comte de Forez, et leva bannière aussi ; et le seigneur de Villars et de Roussillon, et leva bannière ; et le sire de Tournon et le sire de Mont-Limar et le sire de Groslée du Dauphiné.

Là étoient messire Robert et messire Louis de Beaujeu, messire Louis de Châlons, messire Hugues de Vienne, le comte d’Uzès et plusieurs bons chevaliers et écuyers de là environ, qui tous se désiroient à avancer pour leur honneur, et ruer jus ces Compagnies qui vivoient sans nul titre de raison. Si fut ordonné l’archiprêtre, qui s’appeloit messire Regnault de Servolle, à gouverner la première bataille, et l’entreprit volontiers, car il fut hardi et appert chevalier durement ; et avoit en sa route plus de quinze cents combattans. Ces gens de compagnies, qui étoient en une montagne, véoient trop bien l’ordonnance et le convine des François ; mais on ne pouvoit voir le leur, ni eux approcher fors à meschef et à danger ; et étoient sur une montagne où il avoit plus de mille charretées de tous cailloux ; ce leur fit trop d’avantage et de profit : je vous dirai par quel avantage. Ces gens d’armes de France qui les désiroient et vouloient combattre, comment qu’il fût, ne pouvoient venir à eux ni approcher, si ils ne costioient celle montagne où ils étoient tous arrêtés : si que quand ils vinrent par dessous eux, ceux d’amont qui étoient tous avisés de leur fait et pourvus chacun de grand’foison de cailloux, car il ne les convenoit que baisser et prendre, commencèrent à jeter si fort sur ceux qui les approchoient, qu’ils effondroient bassinets tant forts qu’ils fussent, et navroient et mes-haignoient tellement gens d’armes que nul ne pouvoit ni osoit aller ni passer avant, tant bien targé qu’il fut. Et fut cette première bataille si foulée que oncques depuis ne se put bonnement aider. Adonc au secours approchèrent les autres batailles messire Jacques de Bourbon, son fils, son neveu et leurs bannières et grand’foison de bonnes gens qui tous s’alloient perdre ; dont ce fut dommage et pitié qu’ils n’ouvrèrent par plus grand avis et meilleur conseil. Bien avoient dit l’archiprêtre et aucuns chevaliers anciens qui là étoient que on alloit combattre les compagnies en trop grand péril au parti où ils étoient et se tenoient, et que on se souffrît tant qu’on les eût éloignés de ce fort où ils s’étoient mis, si les auroit-on plus à aise : mais ils n’en purent oncques être ouïs.

Ainsi que messire Jacques de Bourbon et les autres seigneurs, bannières et pennons devant eux, approchoient et costioient celle montagne, les plus nices et les pis armés des compagnies les affouloient ; car ils jetoient si ouniement et si roidement ces pierres et ces cailloux sur ces gens d’armes, qu’il n’y avoit si hardi ni si bien armé qui ne les ressoignât. Et quand ils les eurent tenus en cel état et bien battus une grand’espace, leur grosse bataille fraîche et nouvelle vint autour de celle montagne, et trouvèrent une autre voie, et étoient aussi drus et aussi serrés comme une brouisse, et avoient leurs lances toutes recoupées à la mesure de six pieds ou environ ; et puis s’en vinrent en cel état de grand’volonté, en écriant tous d’une voix, Saint George ! férir en ces François. Si en renversèrent à celle première empeinte plusieurs par terre. Là eut grand rifflis et grand touillis des uns et des autres, et se abandonnoient et combattoient ces compagnies si très hardiment que merveilles seroit à penser, et reculèrent les François. Et là fut l’archiprêtre un bon chevalier et vaillamment se combattit, mais il fut si entrepris et si mené par force d’armes qu’il fut durement navré et blessé et retenu à prison, et plusieurs chevaliers et écuyers de sa route. Que vous ferois-je long parlement ? De celle besogne dont vous oyez parler, les François en eurent pour lors le pieur ; et y furent durement navrés messire Jacques de Bourbon, et aussi fut messire Pierre son fils ; et y fut mort le jeune comte de Forez, et pris messire Regnault de Forez son oncle, le comte d’Uzès, messire Robert de Beaujeu, messire Louis de Châlons et plus de cent chevaliers : encore à grand’dureté furent rapportés en la cité de Lyon sur le Rhône messire Jacques de Bourbon et messire Pierre son fils. Cette bataille de Brinais fut l’an de grâce Notre Seigneur 1361 le vendredi après les grands Pâques[2].

  1. Denis Sauvage avait examiné lui-même ce lieu, et nous en a laissé dans son annotation 88, une description exacte qu’on ne sera pas fâché de rencontrer ici.

    « M’étant retiré comme autrefois, dit-il, en la petite ville-bourgade de Saingenis-Laval, deux lieues françaises par delà Lyon selon la descente du Rosne du costé du royaume, et à une semblable lieue par deçà Briguais, pour vaquer plus solitairement à mes estudes et revoir tiercement les présentes histoires de Froissart devant que les faire imprimer sur ma correction, maistre Mathieu Michel mon hoste et bon ami, précepteur de quelques jeunes enfans de certains bourgeois de Lyon, ayant souvent ouy parler du fait d’armes en suivant à ceux du pays, le matin du vingt-septième jour de juillet 1558 me conduisit, en allant le droit chemin de Saingenis à Brignais, jusques à environ trois quarts de lieues françoises, au bout desquels sur le costé gauche de nostre chemin trouvasmes un petit mont ou tertre couvert d’un petit bosquet de jeunes chesnes et de redrageons de chesneaux en forme de taillis, là où les plus anciens hommes du pays, selon le rapport des ayeuls aux pères et des pères aux fils, disent qu’étoient campées les compaignies qu’ils nomment les Anglois, s’abusant en ce qu’ils pensent que les Anglois aient été défaits en ce lieu. Illec, en conférant la description de nostre auteur au lieu propre, et estant allés jusqu’à la Villette de Brignais, qui n’est qu’à un quart de lieue par delà ce petit mont, et ayant d’avantage circui tout l’environ, trouvasmes que ceste mesme montaignette que les gens du pays appellent le bois du Goyet, estoit vraiment le fort que nostre auteur descrit, et qu’il n’y a rien de faute sinon qu’il la dit ici haute montagne » (cette faute n’existe point dans notre texte, et je ne l’ai remarquée dans aucun manuscrit), « encore qu’elle ne se puisse vraiment nommer que tertre ou colline, comme aussi les abregez ne disent simplement que montaigne. Ceste montaignette, colline ou tertre estant située en une combe aucunement bossue qui tend d’un gros hameau nommé le Perou jusques à Brignais, et flanquée d’une montaigne appelée le Mont-lez-Barolles du costé droit, et d’une autre montaigne prenant son nom du village d’Érigny du costé gauche. Au jour dessus dit pouvoit avoir pour son orient le vrai endroit de la ville de Lyon, pour son midi celui du village de Vourles, pour son occident celui de Brignais, et pour son septentrion le mont des Bariolles beaucoup plus élevé, la descente duquel l’approche si fort qu’il n’y a que le chemin qui mène de Saingenis à Brignais qui fasse la séparation de l’une à l’autre. Du costé de son orient il a une assez belle petite plaine à bas, puis de costé mesme se drece incontinent roidement mais non guères hautement et presque ainsi du costé de septentrion jusques à tant qu’il fait un coupeau comme en forme de rondelle, dont il a eu quelquefois le nom de Montrond et maintenant de Montraud envers aucuns, par langage corrompu. Ce coupeau monstrant encore pour reste de l’enceinct des tranchées du fort des compagnies jusques à trois pieds de profondeur et jusques à cinq ou six de largeur presque tout à l’entour, avec autant de rampar que le temps en a peu souffrir parmi monceaux de caillous au dedans du fort, peut avoir environ cinquante grands pas en diamètre et environ sept vingt en contour ; et devers son occident s’avale si platement qu’il s’évanouit incontinent en une assez grande plaine qui environne tout Brignais. Et de ce costé où devoit estre l’entrée du fort n’y a nulle marque de tranchée par l’espace d’environ douze grands pas ; mais tost après elle recommence vers le midi, duquel costé se trouve une bien petite combe comme le fond d’une vague, se rejetant sur un autre plus bas coupeau nommé le petit Montrond ou Montraud qui s’aplanit incontinent de tout vers Vourles et vers Erigni. Et en telles plaines continues s’estoit cachée la pluspart des compaignies derriere ces deux coupeaux. Si nous fut dit, et a esté souventes fois depuis par gens dignes de foy, qu’il n’y a pas long-temps que l’on a trouvé plusieurs bastons et autres harnois de guerre dedans les terres d’environ. »

  2. Pâques arriva cette année le 28 mars ; le vendredi suivant fut donc le 2 avril. Cette date ne s’accorde point avec celle de l’épitaphe de Jacques de Bourbon et de son fils qui sont enterrés à la droite du grand autel de l’église des dominicains de Confort. On lit sur leur tombeau : Cy gist messire Jacques de Bourbon, comte de La Marche, qui mourut à Lyon de la bataille de Bngnais qui fut l’an 1362 le mercredy devant les ramos. Item, cy gist messire Pierre de Bourbon, comte de La Marche son fils qui mourut à Lyon de ceste mesme bataille l’an dessus dit. Si l’autorité de cette épitaphe était la seule qu’on pût opposer à la chronologie de Froissart, peut-être devrait-on adopter celle-ci de préférence, d’autant plus que Sauvage, qui avait examiné ce monument, dit (dans son annotation 89) que de son temps l’écriture de l’inscription était toute fraîche et presque moderne. Mais les Chroniques de France viennent à l’appui de l’épitaphe : on y lit, que la bataille de Brignais se donna le 6 avril 1361 (1362) avant Pâques. Or en 1362 Pâques fut le 17 avril ; ainsi le 6 de ce mois fut le mercredi avant les Rameaux ; ce qui cadre parfaitement avec la date de l’épitaphe. L’auteur d’une des vies du pape Innocent VI place de même cet événement sous l’année 1362, après avoir parlé de choses arrivées au mois de mars de cette année. On ne saurait donc nier que Froissart ne se soit trompé sur la date de cette bataille. Je continuerai cependant de coter au haut des pages l’année 1361, parce que plusieurs des faits que l’historien raconte après celui-ci appartiennent à cette année, sauf à remarquer en note ceux qui lui seraient postérieurs.