Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXLIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 454-455).

CHAPITRE CXLIX.


Comment les Compagnies s’en vinrent en la comté de Forez pour trouver messire Jacques de Bourbon ; et comment ils prirent le châtel de Brinay et là se logèrent.


Quand ces routes et ces Compagnies, qui se tenoient vers Châlons sur la Saône et environ Tournus et tout là en ce bon pays, entendirent que les François se recueilloient et s’assembloient pour eux combattre, si se trairent les capitaines pour avoir avis et conseil ensemble comment ils se maintiendroient. Si nombrèrent entr’eux leurs gens et leurs routes, et trouvèrent qu’ils étoient environ seize mille combattans, que uns que autres. Si dirent ainsi entr’eux : « Nous irons contre ces François qui nous désirent à trouver, et nous combattrons à notre avantage si nous pouvons, non mie autrement ; et s’aventure donne que la fortune soit pour nous, nous serons tous riches et recouvrés pour un grand temps, tant en bons prisonniers que nous prendrons, que en ce que nous serons si redoutes où nous irons, que nul ne se mettra contre nous ; et si nous perdons, nous serons payés de nos gages. » Cil propos fut entr’eux tenu et arrêté. Si se délogèrent et montèrent contre mont par devers les montagnes pour entrer en la comté de Forez et venir sur la rivière de Loire ; et trouvèrent en leur chemin une bonne ville qui s’appelle Charlieu au baillage de Mâcon. Si l’environnèrent et assaillirent fortement, et se mirent en grand’peine du prendre, et y furent à l’assaut un jour tout entier. Mais rien n’y firent, car elle fut bien gardée et bien défendue des gentils hommes du pays, qui s’y étoient retraits ; autrement elle eût été prise. Ils passèrent outre et s’espardirent parmi la terre le seigneur de Beaujeu, qui marchist illecques, et y firent moult de maux ; et puis tantôt entrèrent en l’archevêché de Lyon ; et ainsi qu’ils alloient et chevauchoient, ils prenoient petits forts où ils se logeoient, et firent moult de destourbiers partout où ils conversèrent[1] ; et prirent un châtel et le seigneur et la dame dedans, lequel château s’appelle Brinay, et est à trois lieues près de Lyon sur le Rhône. Là se logèrent-ils et arrêtèrent ; car ils entendirent que les François étoient tous traits sur les champs et appareillés pour eux combattre.

  1. Il serait difficile de peindre l’état de misère dans lequel les ravages de ces compagnies étrangères avaient plongé la France à cette époque de désordre et de confusion. Le mal était si général qu’on composa alors des prières publiques qu’on ajoutait au service divin pour prier Dieu de détourner ce fléau, comme dans le temps de peste on chante des cantiques analogues. On retrouve quelques-uns de ces cantiques latins dans un manuscrit des œuvres de Machau.