Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CLXXXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 486-487).

CHAPITRE CLXXXIII.


Comment ceux de Camerolles et ceux de Connay se rendirent au duc de Bourgogne ; et comment le dit duc s’en alla en son pays contre le comte de Montbéliart.


Pendant que messire Jean de la Rivière et les dessus dits barons de France sirent devant la cité d’Évreux, le duc de Bourgogne appressa si ceux de Camerolles qu’ils ne purent plus durer et se rendirent simplement en la volonté du duc. Si furent pris à mercy tous les soudoyers étrangers ; mais aucuns pillards de la nation de France, qui là s’étoient boutés, furent tous morts. Là vinrent en l’ost les bourgeois de Chartres et prièrent au duc de Bourgogne qu’il leur voulût donner, pour le salaire de leurs engins, le châtel de Camerolles qui moult les avoit guerroyés et hériés du temps passé. Le duc leur accorda et donna en don à faire leur volonté. Tantôt ceux de Chartres mirent ouvriers en œuvre, et l’abattirent et arasèrent tout par terre ; oncques n’y laissèrent pierre l’une sur l’autre. Adonc se délogea le dit duc et passa outre et s’en vint devant un autre châtel qui s’appelle Druez, qui siéd au plain de la Beauce ; et le tenoient pillards : si conquirent les pillards par force, et furent tous morts ceux qui dedans étoient. Puis passèrent outre, et s’en allèrent devant un autre fort qu’on dit Preux. Si l’assiégèrent et environnèrent de tous côtés, et y livrèrent mains assauts ainçois qu’ils le pussent avoir. Finablement ceux de Preux se rendirent, sauves leurs vies ; mais autre chose ils n’emportèrent : encore convint-il demeurer en la prison du dit duc à sa volonté tous ceux qui François étoient. Si fit le duc de Bourgogne par ses maréchaux prendre la saisine de Preux, et puis le donna à un chevalier de Beauce que on appeloit messire du Bois-Ruffin. Cil le fit réparer et ordonner bien à point, et le garda toujours bien et suffisamment.

Après ces choses faites, le duc de Bourgogne et une partie de ses gens s’en vinrent refraîchir en la cité de Chartres. Quand ils eurent là été cinq jours, ils s’en partirent et se retrairent par devant le châtel de Connay, et l’assiégèrent de tous points. Cette garnison de Connay[1] avoit fait moult de destourbiers au pays d’environ : pour ce se pénoit le duc de Bourgogne comment il les pût avoir, et bien disoit qu’il ne s’en partiroit point, si les auroit à sa volonté ; et avoit fait dresser pardevant la forteresse jusques à six grands engins qui jetoient ouniement à la forteresse et moult la travailloient. Quand ceux de Connay virent qu’ils étoient si appressés, si commencèrent à traiter ; et se fussent volontiers rendus, sauves leurs vies et leurs biens. Mais le duc n’y vouloit entendre, si ils ne se rendoient simplement, ce que ils n’eussent jamais fait ; car ils savoient bien qu’ils étoient tous morts davantage.

Pendant que cils siéges, ces prises, ces assauts et ces chevauchées se faisoient en Beauce et en Normandie, couroient d’autre part messire Louis de Navarre et ses gens en la Basse-Auvergne et en Berry, et y tenoient les champs et y honnissoient et appovrissoient durement le pays, ni nul n’alloit au devant. Et aussi ceux de la Charité faisoient autour d’eux ce qu’ils vouloient, dont les complaintes en venoient tous les jours au roi de France. D’autre part le comte de Montbéliard, avecques aucuns alliés d’Allemagne, entrés étoient en la Bourgogne pardevers Besançon, et y honnissoient aussi tout le pays : pourquoi le roi de France eut conseil qu’il briseroit tous les siéges de Beauce et de Normandie, et envoieroit le duc de Bourgogne son frère en son pays ; car bien lui étoit mestier. Si lui manda incontinent qu’il défit son siége et se retraist devers Paris ; car il le convenoit aller autre part ; et lui signifia clairement l’affaire ainsi que il alloit. Quand le duc ouït ces nouvelles, si fut tout pensis, tant pour son pays que on lui ardoit, que pour ce que il avoit parlé si avant du siége de Connay qu’il ne s’en partiroit, si les auroit à sa volonté. Si remontra ce à son conseil, et trouva que, au cas que le roi le remandoit, qui là l’avoit envoyé, il s’en pouvoit bien partir sans forfait, mais on n’en fit nul semblant à ceux de Connay. Si leur fut demandé des maréchaux si ils se vouloient rendre simplement. Ils répondirent que nennil, mais volontiers se rendroient, sauf leurs corps et leurs biens.

Finablement le duc vit que partir l’en convenoit : si les laissa passer parmi ce traité ; et rendirent le châtel de Connay au dit duc, et s’en partirent, si comme ci-dessus est dit. Si en prit le duc de Bourgogne la saisine et la possession, et puis le délivra à un écuyer de Beauce qui s’appeloit Philippe d’Arties. Cil le répara bien et bel, et le pourvey et refraîchit de tous bons compagnons. Ce fait, îe duc de Bourgogne et ses gens d’armes s’en vinrent à Chartres. Si rechargea le duc la plus grand’partie de ses gens au comte d’Aucerre et au maréchal Boucicaut, et à monseigneur Louis de Sancerre[2]. Si se partit et emmena avecques lui monseigneur Louis de Châlons, le seigneur de Beaujeu, monseigneur Jean de Vienne et tous les Bourguignons ; et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Paris. Si passèrent outre les gens d’armes sans point d’arrêt, en allant devers Bourgoingne. Mais le duc s’en vint devers le roi son frère, qui se tenoit à Vaux-la-Comtesse, en Brie ; et là fut un jour tant seulement de-lez lui, et puis s’en partit et exploita tant qu’il vint à Troyes en Champagne ; et passa outre et prit le chemin de Langres ; et partout mandoit gens d’armes efforcément ; et jà s’étoient recueillis les Bourguignons grandement et mis en frontière contre les ennemis. Et là étoit l’archiprêtre, le sire de Châtel-Villain, le sire de Vergy, le sire de Grancé, le sire de Sonbrenon, le sire de Rougemont, et un moult haut, gentil, riche homme qui s’appeloit Jean de Boulogne, le sire de Poises, messire Hugues de Vienne, le sire de Trischastel, et proprement l’évêque de Langres. Si furent encore les barons et les chevaliers de Bourgogne moult réjouis quand leur sire fut venu. Si chevauchèrent contre leurs ennemis, de quoi on disoit qu’ils étoient bien quinze cents lances : mais ils n’osèrent attendre, sitôt comme ils sentirent la venue du dit duc et de ses gens : si se retrairent arrière outre le Rin. Mais les Bourguignons ne se feindirent mie d’entrer en la comté de Montbéliard et en ardirent une grand’partîe.

  1. Probablement Conneray, bourg du Maine, sur l’Huisne.
  2. On a vu à la fin du chapitre 180 que Louis de Sancerre avait accompagné du Guesclin en Normandie : il l’avait apparemment quitté pour aller joindre le duc de Bourgogne.