Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre CXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 425-426).

CHAPITRE CXVIII.


Comment messire Berthelemieu de Bruves abattit la tour de Courmicy ; et comment ceux de dedans se rendirent à lui.


Le siége tenant devant Reims, étoient les seigneurs, les comtes, les barons épars en la marche de Reims, si comme vous avez ouï conter ci-dessus, pour mieux être à leur aise, et pour garder les chemins que nulles pourvéances n’entrassent en la dite cité. De quoi cil bon chevalier, messire Berthelemieu de Bruves, et grand baron d’Angleterre, étoit à toute sa route et sa charge de gens d’armes et d’archers logé à Courmicy[1], un moult beau château de l’archevêque de Reims ; lequel archevêque y avoit mis dedans en garnison le chevalier dessus nommé, et plusieurs bons compagnons aussi, pour le garder et défendre contre les Anglois. Ce châtel ne doutoit nul assaut, car il y avoit une tour quarrée malement grosse et épaisse de mur et bien bataillée. Quand messire Berthelemieu, qui le châtel avoit assiégé, l’eut bien avisé, et considéré la forte manière, et que par assaut il ne le pourroit avoir, il fit appareiller une quantité de mineurs qu’il avoit avec lui et à ses gages, et leur commanda qu’ils voulsissent faire leur devoir de la forteresse miner, et trop bien il les paieroit. Ceux répondirent : « Volontiers. » Adonc entrèrent ces ouvriers en leur mine, et minèrent continuellement nuit et jour, et firent tant qu’ils vinrent moult avant pardessous la grosse tour ; et à la mesure qu’ils minoient, ils mettoient étaies ; et ceux du fort rien n’en savoient. Quand ils furent audessus de leur mine, tant que pour faire renverser la tour quand ils voudroient, ils vinrent à messire Berthelemieu et lui dirent : « Sire, nous avons tellement appareillé notre ouvrage que cette grosse tour trébuchera quand il vous plaira. » — « Bien est, répondit le chevalier, n’en faites plus sans mon commandement. » Ceux dirent : « Volontiers. » Adonc monta à cheval messire Berthelemieu et emmena Jean de Ghistelles avec lui, qui étoit de ses compagnons, et s’en vinrent jusques au châtel. Messire Berthelemieu fit signe qu’il vouloit parlementer à ceux de dedans. Tantôt messire Henry se traist avant et vint aux créneaux et demanda qu’il vouloit[2]. « Je vueil ce dit messire Berthelemieu, que vous vous rendez, ou autrement vous êtes tous morts sans remède. » — « Et comment, répondit le chevalier françois, qui se prit à rire ? Nous sommes céans tous haitiés et bien pourvus de toutes choses, et vous voulez que nous nous rendions si simplement : ce ne sera jà. » — « Messire Henry, messire Henry si vous saviez en quel parti vous êtes, ce répondit le chevalier d’Angleterre, vous vous rendriez tantôt et à peu de paroles. » — « En quel parti pouvons-nous être, sire, » répondit le chevalier françois ? « Vous istrez hors, dit messire Berthelemieu, et je le vous montrerai, par condition que si vous voulez retourner en votre tour, je le vous accorderai, et assurances jusques adonc. » Messire Henry entra en ce traité et crut le chevalier anglois, et issit hors de son fort, lui quatrième tant seulement, et vint là où messire Berthelemieu et messire Jean de Ghistelles étoient. Sitôt comme il fut là venu, ils le menèrent à leur mine et lui montrèrent comment la grosse tour ne tenoit fors sur estançons de bois. Quand le chevalier françois vit le péril, si dit à messire Berthelemieu : « Certainement, sire, vous avez bonne cause, et ce que fait en avez vient de grand’gentillesse : si nous mettons en votre volonté et le nôtre aussi. » Là les prit messire Berthelemieu comme ses prisonniers et les fit partir hors de la tour, uns et autres, et le leur aussi ; et puis fit bouter le feu en la mine. Si ardirent les estançons, et quand ils furent tous ars, la tour qui étoit malement grosse et quarrée, ouvrit et se partit en deux et renversa d’autre part. « Or regardez, ce dit messire Berthelemieu à monseigneur Henry de Vaulx et à ceux de la forteresse, si je vous disois vérité. » Ils répondirent : « Sire, oil : nous demeurons vos prisonniers à votre volonté, et remercions de votre courtoisie ; car les Jacques bons hommes qui jadis régnèrent en ce pays, si ils eussent ainsi été au dessus de nous que vous étiez or-ains, ils ne nous eussent mie fait la courtoisie pareille que vous avez. » Ainsi furent pris les compagnons de la garnison de Cormicy et le château effondré.

  1. Suivant Knyghton, le siége commença le 20 décembre et dura jusqu’au jour de l’Épiphanie que la place fut emportée.
  2. On peut commencer à compter ici une nouvelle année, suivant la date que Knyghton assigne, comme on vient de le voir, à la prise de Cormicy.