Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre II

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 283-284).

CHAPITRE II.


Comment le jeune comte Louis de Flandre épousa la fille au duc de Brabant, et comment il rentra en jouissance de ses droits.


Vous avez ci-dessus bien ouï conter comment le jone comte Louis de Flandre fiança en l’abbaye de Berghes madame Isabelle d’Angleterre, fille au roi Édouard, et comment malicieusement et par grand avis, depuis qu’il fut retourné en France où il fut reçu liement, il lui fut dit du roi et de tous les barons qu’il avoit trop bien ouvré et très sagement : car cil mariage ne lui valoit rien, au cas que par contrainte on lui vouloit faire faire. Et lui dit le roi que il le marieroit bien ailleurs à son plus grand honneur et profit. Si demeura la chose en cel état un an ou environ.

De celle avenue n’étoit mie courroucé le duc Jean de Brabant qui tiroit pour son ains-née fille, excepté une qui avoit eu le comte de Hainaut. À ce jeune comte de Flandre si envoya tantôt grands messages en France devers le roi Philippe, en priant que il voulût laisser ce mariage au comte de Flandre pour sa moyenne, et il leur seroit bon ami et bon voisin à toujours mais, ni jamais ne s’armeroit, ni enfant qu’il eût, pour le roi d’Angleterre.

Le roi de France, qui sentoit le duc de Brabant un grand seigneur, et qui bien le pouvoit nuire et aider si il le vouloit, s’inclina à ce mariage plus que à lui autre ; et manda au duc de Brabant, si il pouvoit tant faire que le pays de Flandre fût de son accord, il verroit volontiers le mariage et le conseilleroit entièrement au comte de Flandre son cousin. Le duc de Brabant répondit que oil, et de ce se faisoit-il fort. Si envoya tantôt le duc de Brabant en Flandre grands messages par devers les bonnes villes pour traiter et parlementer de ce mariage ; et prioit le duc de Brabant l’épée en main ; car il leur faisoit dire, si ils le marioient ailleurs que à sa fille, il leur feroit guerre ; et si la besogne se faisoit, il leur seroit, en droite unité, aidant et confortant contre tous autres seigneurs. Les consaulx des bonnes villes de Flandre ouïrent les promesses et les paroles que le duc de Brabant leur voisin leur offroit, et virent que leur sire n’étoit mie en leur volonté mais en l’ordonnance du roi de France et de madame sa mère ; et aussi leur sire avoit tout entièrement le cœur François ; si regardèrent pour le meilleur, tout considéré, au cas que le duc de Brabant l’avoit si chargé qu’il étoit pour le temps un très puissant sire et de grand’emprise, que mieux valoit que ils le mariassent là que autre part, et que par ce mariage ils demeureroient en paix et r’auroient leur seigneur que moult désiroient à ravoir. Si que finalement ils s’y accordèrent ; et furent les choses si approchées, que le jeune comte de Flandre fut amené à Arras, et là envoya le duc de Brabant monseigneur Godefroy son ains-né fils, le comte de Mons, le comte de Los et tout son conseil ; et là furent des bonnes villes de Flandre tout le conseil. Si y eut grands parlement sur ce mariage et grands alliances. Finablement le jeune comte jura, et tous ses pays pour lui, à prendre et épouser la fille au duc de Brabant, mais que l’église s’y accordât oil, car la dispensation du pape étoit jà faite. Si ne demeura mie depuis long terme que le dit comte vint en Flandre, et lui rendit-on, fiefs, hommages, franchises, seigneuries et jurisdictions tout entières, autant et plus que le comte son père en avoit à son temps, en sa plus grand’prospérité, joui et possessé. Si épousa le dit comte la fille au dessus dit duc de Brabant.

En ce mariage faisant, durent revenir la bonne ville de Malines et celles d’Anvers, après la mort du duc, au comte de Flandre. Mais ces convenances furent prises si secrètement que trop peu de gens en sçurent parler ; et de tant acheta le duc de Brabant le comte de Flandre pour sa fille, dont depuis en vinrent grands guerres entre Flandre et Brabant, si comme vous orrez toucher çà en avant ; mais pour ce que ce n’est point de ma principale matière, quand je serai venu jusques là, je m’en passerai assez briévement.

De ce mariage de Flandre pour le temps de lors fut le roi d’Angleterre moult courroucé sur toutes les parties au duc de Brabant qui son cousin germain étoit, quand il lui avoit tollu le profit de sa fille que le comte de Flandre en avant avoit fiancée, et sur le comte de Flandre aussi, pourtant que il lui avoit failli de couvent ; mais le duc de Brabant s’en excusa bien et sagement depuis ; et aussi fit le comte de Flandre.