Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre III

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 284-288).

CHAPITRE III.


Comment le roi d’Angleterre attaqua les nefs espaignoles en mer sur leur chemin de Flandre en Espaigne, et comment il les déconfit.


En ce temps avoit grand’rancune entre le roi d’Angleterre et les Espaignols pour aucunes malefaçons et pillages que les dits Espaignols avoient faits sur mer aux Anglois. Dont il avint que, en celle année, les Espaignols qui étoient venus en Flandre pour leurs marchandises, furent informés que ils ne pourroient retourner en leur pays qu’ils ne fussent rencontrés des Anglois. Sur ce eurent conseil les Espaignols et avis qu’ils n’en fissent mie trop grand compte ; et se pourvurent bien et grossement, et leurs nefs et leurs vaisseaux, à l’Escluse, de toutes armures et de bonne artillerie, et retinrent toutes manières de gens, soudoyers, archers et arbalétriers qui vouloient prendre et recevoir leurs saudées ; et attendirent tous l’un l’autre ; et firent leurs emplettes et marchandises, ainsi qu’il appartenoit.

Le roi d’Angleterre, qui les avoit grandement enhay, entendit qu’ils se pourvoyoient grossement. Si dit tout haut : « Nous avons manerié les Espaignols de long-temps a ; et nous ont fait plusieurs dépits ; et encore n’en viennent-ils à nul amendement, mais se fortifient contre. Si faut qu’ils soient recueillis au repasser. » À cette devise s’accordèrent légèrement ses gens qui désiroient que les Espaignols fussent combattus. Si fit le dit roi un grand et espécial mandement de tous ses gentilshommes qui pour le temps étoient en Angleterre, et se partit de Londres, et s’en vint en la comté d’Exesses[1] qui séoit sur la mer entre Hantonne et Douvres, à l’encontre du pays de Ponthieu et de Dieppe ; et vint là tenir son hôtel en une abbaye sur la mer. Et proprement madame la roine sa femme y vint.

En ce temps vint devers le roi, et là en ce propre lieu, cil gentil chevalier messire Robert de Namur qui nouvellement étoit revenu d’outre mer. Si lui chéi si bien qu’il fût à celle armée ; et fut le roi d’Angleterre moult réjoui de sa venue. Quand le roi dessus nommé sçut que point fut que les Espaignols devoient repasser, il se mit sur mer à moult belle gent d’armes, chevaliers et écuyers, et à plus grand’quantité de hauts seigneurs que oncques en uist en nul voyage que il fesist.

En celle année avoit-il fait et créé son cousin, le comte Henry Derby, duc de Lancastre, et le baron de Stanford comte de Stanford. Si étoient avec lui en celle armée, à ses deux fils le prince de Galles et Jean comte de Richemont : mais cil étoit encore si jeune que point il ne s’armoit, mais l’avoit le prince avec lui en sa nef, pour ce que moult l’aimoit. Là étoient le comte d’Arondel, le comte de Norhantonne, le comte de Herford, le comte de Suffolch, le comte de Warvich, messire Regnault de Cobehen, messire Gautier de Mauni, messire Thomas de Hollande, messire Louis de Beauchamp, messire James d’Audelée, messire Bietremieus de Brues, le sire de Percy, le sire de Moutbrai, le sire de Neufville, le sire de Clifford, le sire de Ros, le sire de Grastoch, le sire de Bercler et moult d’autres. Et étoit le roi là accompagné de quatre cents chevaliers. Ni oncques n’eut tant de grands seigneurs ensemble, en besogne où il fut, comme il eut là. Si se tinrent le roi et ses gens sur mer en leurs vaisseaux, tous frétés et appareillés pour attendre leurs ennemis ; car ils étoient informés que ils devoient repasser, et point n’attendroient longuement ; et se tinrent à l’ancre trois jours entre Douvres et Calais.

Quand les Espaignols eurent fait leur emplette et leur marchandise, et ils eurent cargé leurs vaisseaux de draps, de toiles et de tout ce que bon et profitable leur sembloit pour remener en leur pays, et bien savoient que ils seroient rencontrés des Anglois, mais de tout ce ne faisoient-ils compte, ils s’en vinrent en la ville de l’Escluse, et entrèrent en leurs vaisseaux ; et là les avoient-ils pourvus tellement et si grossement de toute artillerie que merveille seroit à penser, et aussi de gros barreaux de fer forgés et faits tous faitis pour lancer et pour effondrer nefs, en lançant de pierres et de cailloux sans nombre. Quand ils perçurent qu’ils avoient le vent pour eux, ils se désancrèrent ; et étoient quarante grosses nefs tout d’un train, si fortes et si belles que plaisant les faisoit voir et regarder ; et avoient à mont les mâts, châteaux breteskés[2], pourvus de pierres et de cailloux pour jeter, et brigands qui les gardoient. Là étoient encore sur ces mâts les estrannières[3] armoyées et ensegivées de leurs enseignes qui baulioient au vent et ventiloient et frétilloient ; c’étoit grand’beauté du voir et imaginer. Et me semble que si les Anglois avoient grand désir d’eux trouver, encore l’avoient-ils greigneur, ainsi que on vit l’apparant, et que je vous dirai ci-après. Ces Espaignols étoient bien dix contre un, parmi les soudoyers que ils avoient pris et retenus à gages en Flandre. Si se sentoient et tenoient forts assez pour combattre sur mer le roi d’Angleterre et sa puissance ; et en celle entente s’en venoient-ils tout nageant et singlant à plein vent, car ils l’avoient pour eux, par devers Calais. Le roi d’Angleterre, qui étoit sur mer avec sa navie, avoit là ordonné toutes ses besognes et dit comment il vouloit que on se combattît et que on fît ; et avoit monseigneur Robert de Namur fait maître d’une nef que on appeloit la Salle du Roi, où tous ses hôtels étoient.

Si se tenoit le roi d’Angleterre au chef de sa nef, vêtu d’un noir jake de velvet, et portoit sur son chef un noir chapelet dé bièvre, qui moult bien lui séoit. Et étoit adonc, selon ce qui dit me fut par ceux qui avec lui étoient pour ce jour, aussi joyeux que on ne le vit oncques. Et faisoit ses ménestrels corner devant lui une danse d’Allemaigne, que messire Jean Chandos, qui là étoit, avoit nouvellement rapportée ; et encore par ébatement il faisoit le dit chevalier chanter avec ses ménestrels, et y prenoit grand’plaisance : et à la fois regardoit en haut ; car il avoit mis une guette au château de sa nef pouir noncer quand les Espaignols viendroient. Ainsi que le roi étoit en ce déduit, et que tous les chevaliers étoient moult lies de ce que ils le voyoient si joyeux, là guette, qui pénètre la navie des Espaignols, dit : « Ho ! j’en vois une venir ! et me semble une nef d’Espaigne. » Lors s’apaisèrent les ménestrels. Et lui fut de rechef demandé si il en voyoit plus ; assez tôt après il répondît et dit : « Oil, j’en vois deux, et puis trois, et puis quatre. » Et puis dit, quand il vit la grosse flotte : « J’en vois tant, si Dieu m’ayt, que je ne les puis compter. » Adonc connurent bien le roi et ses gens que c’étoient les Espaignols. Si fit le roi sonner ses trompettes ; et se remirent et recueillirent ensemble toutes leurs nefs pour être en meilleur ordonnance et gésir plus segurement : car bien savoient que ils auroient la bataille, puisque les Espaignols venoient en si grand’flotte. Jà étoit tard, ainsi que sur l’heure de vespres ou environ. Si fit le roi apporter le vin, et but, et tous ses chevaliers ; et puis mit le bassinet en la tête ; et aussi firent tous les autres.

Tantôt approchèrent les Espaignols qui s’en fussent bien allés sans combattre, si ils volsissent : car selon ce qu’ils étoient bien frétés et en grands vaisseaux et avoient le vent pour eux, ils n’eussent jà parlé aux Anglois si ils volsissent : mais par orgueil et par présomption ils ne daignèrent passer devant eux qu’ils ne parlassent ; et s’en vinrent tout de fait et par grand’ordonnance commencer la bataille.

Quand le roi d’Angleterre, qui étoit en sa nef, en vit la manière, si adressa sa nef contre une nef espaignole qui venoit tout devant, et dit à celui qui gouvernoit son vaisseau : « Adressez-vous contre cette nef qui vient ; car je voeil joûter contre li. »

Le maronnier n’eût jamais osé faire le contraire puisque le roi le vouloit. Si s’adressa contre cette nef espaignole qui s’en venoit au vent de grand randon. La nef du roi étoit forte et bien loyée ; autrement elle eût été rompue ; car elle et la nef espaignole, qui étoit grande et grosse, s’encontrèrent de telle ravine que ce sembla une tempête qui là fût chue ; et du rebombe qu’ils firent, le château de la nef du roi d’Angleterre consuivit le château de la nef espaignole par telle manière, que la force du mât le rompit amont sur le mât où il séoit, et le renversa en la mer. Si furent cils noyés et perdus qui ens étoient. De cel encontre fut la nef du dit roi si étonnée que elle fut craquée et faisoit aigue, tant que les chevaliers du roi s’en perçurent : mais point ne le dirent encore au roi. Mais s’ensonnièrent de vider et de puiser. Adonc dit le roi, qui regarda la nef contre qui il avoit jouté qui se tenoit devant lui : « Accrochez ma nef à cette ; car je la voeil avoir. » Donc répondirent ses chevaliers : « Sire, laissez aller cette ; vous aurez meilleur. » Cette nef passa outre, et une autre grosse nef vint. Si accrochèrent à crocs de fer et de chaînes les chevaliers du roi leur nef à cette. Là se commença bataille dure, forte et fière ; et archers à traire, et Espaignols à eux combattre et défendre de grand’volonté ; et non pas tant seulement en un lieu, mais en dix ou en douze. Et quand ils se voyoient à jeu parti au plus fort de leurs ennemis, ils s’accrochoient et là faisoient merveilles d’armes. Si ne l’a voient mie les Anglois d’avantage. Et étoient ces Espaignols en ces grosses nefs plus hautes et plus grandes assez que les nefs angloises ne fussent ; si avoient grand avantage de traire, de lancer et de jeter grands barreaux de fer dont ils donnoient moult à souffrir les Anglois.

Les chevaliers du roi d’Angleterre qui en sa nef étoient, pourtant que elle étoit en péril d’être effondrée, car elle traioit aigue, ainsi que ci-dessus est dit, se hâtoient durement de conquerre la nef où ils étoient accrochés ; et là eut fait plusieurs grands appertises d’armes. Finablement le roi et cils de son vaisseau se portèrent si bien que celle nef fut conquise, et tous cils mis à bord qui dedans étoient. Adonc fut dit au roi le péril où il étoit, et comment sa nef faisoit aigue, et que il se mît en celle que conquis avoit. Le roi crut ce conseil, et entra en la dite nef espaignole, et aussi firent ses chevaliers, et tous cils qui dedans étoient ; et laissèrent l’autre toute vide, et puis entendirent à aller avant et à envahir leurs ennemis qui se combattoient moult vassamment, et avoient arbalétriers qui traioient carreaux de forts arbalètres qui moult travailloient les Anglois.

Cette bataille sur mer des Espaignols et des Anglois fut durement forte et bien combattue, mais elle commença tard ; si s’en prenoient les Anglois près de bien faire la besogne et déconfire leurs ennemis. Aussi les Espaignols, qui sont gens usés de mer et qui étoient en grands vaisseaux et forts, s’acquittoient loyalement à leur pouvoir. Le jeune prince de Galles et cils de sa charge se combattoient d’autre part : si fut leur nef accrochée et arrêtée d’une grosse nef espaignole, et là eurent le prince et ses gens moult à souffrir, car leur nef fut trouée et pertuisée en plusieurs lieux, dont l’eau entroit à grand’randon dedans ; ni, pour chose que on entendît à l’épuiser, point ne demeuroit que elle n’appesantît toudis. Pour laquelle doute les gens du prince étoient en grand’angoisse et se combattoient moult aigrement pour conquerre la nef espaignole ; mais ils n’y pouvoient avenir ; car elle étoit gardée et défendue de grand’manière. Sur ce péril et ce danger où le prince et ses gens étoient, vint le duc de Lancastre tout arriflant et côtoyant la nef du prince ; si connut que tantôt ils n’en avoient mie le meilleur et que leur nef avoit à faire, car on jetoit aigue hors à tous lez. Si alla autour, et s’arrêta à la nef espaignole, et puis écria : « Derby à la rescousse ! » Là furent ces Espaignols envahis et combattus de grand’façon et ne durèrent point depuis longuement. Si fut leur nef conquise, et eux tous mis à bord sans nullui prendre à merci. Si entrèrent le prince de Galles et ses gens dedans. À peine eurent-ils sitôt fait que leur nef effondra. Si considérèrent adonc plus parfaitement le grand péril où ils avoient été.

D’autre part se combattoient les barons et les chevaliers d’Angleterre, chacun selon que ordonné et établi étoit ; et bien besognoit qu’ils fussent forts et remuans, car ils trouvoient bien à qui parler. Ainsi que sur le soir tout tard, la nef de La Salle du Roi d’Angleterre, dont messire Robert de Namur étoit chef, fut accrochée d’une grosse nef d’Espaigne, et là eut grand estour et dur ; et pource que les dits Espaignols vouloient celle nef mieux mestrier et à leur aise, et avoir ceux qui dedans étoient, et l’avoir aussi, ils mirent grand’entente que ils l'emmenassent avec eux. Si trairent leurs singles amont, et prirent le cours du vent et l’avantage ; et se partirent malgré les maronniers de monseigneur Robert et ceux qui avec lui étaient ; car la nef espaignole étoit plus grande et plus grosse que la leur ne fut : si avoient bon avantage du mestrier.

Ainsi en allant ils passèrent devant la nef du roi. Si dirent : « Rescouez La Salle du Roi. » Mais ils ne furent point entendus, car il étoit jà tard ; et s’ils furent ouïs si ne furent-ils point rescous. Et crois que ces Espaignols les en eussent menés à leur aise, quand un varlet de monseigneur Robert qui s’appeloit Hanekin fit là une grande appertise d’armes : car l’épée toute nue au poing, il s’écueilla et saillit en la nef espaignole, et vint jusques au mât, et coupa la câble qui porte la voile, parquoi la voile chéy et n’eut point de force ; car avec tout ce, par grand’appertise de corps, il coupa quatre cordes souveraines qui gouvernoient le mât et la voile, par quoi la dite voile chey en la nef ; et s’arrêta la nef toute coie, et ne put aller plus avant.

Adonc s’avancèrent messire Robert de Namur et ses gens quand ils virent cet avantage, et saillirent en la nef espaignole de grand’volonté, les épées toutes nues ens ès mains ; et requirent et envahirent ceux que là dedans ils trouvèrent, tellement qu’ils furent tous morts et mis à bord, et la nef conquise.

Je ne puis mie de tous parler ni dire : « Cil le fit bien, et cil mieux. » Mais là eut, le terme qu’elle dura, moult forte bataille et moult âpre ; et donnèrent les Espaignoïs au roi d’Angleterre et à ses gens moult à faire. Toutefois finablement la besogne demeura pour les Anglois, et y perdirent les Espaignols quatorze nefs. Le demeurant passèrent outre et se sauvèrent. Quand ils furent tous passés et que le dit roi et ses gens ne se savoient à qui combattre, ils sonnèrent leurs trompettes de retraite : si se mirent à voie devers Angleterre et prirent terre à Rye et à Wincenesée un peu après jour failli.

À cette propre heure issirent le roi et ses enfans, le prince et le comte de Richemont, le duc de Lancastre et aucuns barons qui là étoient, hors de leurs nefs, et prirent chevaux en la ville, et chevauchèrent devers le manoir de la roine qui n’étoit mie deux lieues angloises loin de là. Si fut la roine grandement réjouie quand elle vit son seigneur et ses enfans ; et avoit en ce jour tamainte grande angoisse de cœur, pour la doutance des Espaignols ; car à ce lez-là des côtes d’Angleterre on les avoit des montagnes bien vu combattre ; car il avoit fait moult clair et moult bel. Si avoit-on dit à la roine, car elle l’avoit voulu savoir, que les Espaignols avoient plus de quarante grosses nefs. Pour ce fut la roine toute reconfortée quand elle vit son mari et ses enfans. Si passèrent celle nuit les seigneurs et les dames en grand revel en parlant d’armes et d’amour. À lendemain revinrent devers le roi la greigneure partie des barons et chevaliers qui à la bataille avoient été : si les remercia le roi grandement de leur bien fait et de leur service, et puis prirent congé, et s’en retourna chacun chez soi[4].

  1. Ce doit être le comté de Sussex et non le comté d’Essex : le premier est le seul qui réponde à la position désignée. Johnes dit aussi Sussex.
  2. Les Breteskés ou Breteches étaient des tours de bois mobiles construites pour l’attaque et la défense : on en plaçait souvent à bord des vaisseaux. Ce mot se prend quelquefois pour créneaux.
  3. Étendards.
  4. Matteo Villani raconte cette bataille entre les Anglais et les Espagnols dans le dernier chapitre de son premier livre. Walsingham en parle aussi page 169 de son Histoire d’Angleterre. Suivant Matteo Villani, le roi de Castille, ayant appris l’intention qu’avait Édouard de se venger des pertes que lui avaient fait éprouver les pirates Espagnols, envoya au-devant de la flotte, commandée par Édouard en personne et par deux de ses fils, une autre flotte considérable qui fut battue après un combat des plus acharnés. Walsingham termine ainsi son récit : « Captæ sunt ibi igitur viginti sex naves magnæ, reliquis submersis vel in fugam versis. In hoc conflictu, dum Hispani timidi et superbi atque fidentes in robore suo et strenuitate, dedignantur se reddere, jussu regis Edwardi omnes miserabiliter perierunt, alii ferro cæsi, alii aquis submersi. »