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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXXIV

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Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (Ip. 386-387).

CHAPITRE LXXIV.


Comment le roi de Navarre défia le duc de Normandie et ceux de Paris ; et comment il pilla et prit plusieurs villes du royaume de France.


Quand le roi de Navarre sçut la vérité de la mort du prévôt des marchands son grand ami et de ceux de son alliance, si fut durement courroucé et troublé en deux manières. La première raison fut, pour tant que le dit prévôt lui avoit été très favorable et secret en tous ses affaires, et avoit mis grand’peine à sa délivrance : l’autre raison étoit telle qui moult lui touchoit quand il pensoit sur ce pour son honneur ; car fame couroit communément parmi Paris et le royaume de France que il étoit chef et cause de la trahison que le prévôt des marchands et ses alliés, si comme ci-dessus est dit, vouloient faire, laquelle chose lui tournoit à grand préjudice. Si que le roi de Navarre imaginant et considérant ces besognes, et lui bien conseillé à monseigneur Philippe son frère, ne pouvoit voir nullement qu’il ne fit guerre au royaume de France et par espécial à ceux de Paris, qui lui avoient fait si grand dépit. Si envoya tantôt défiances au duc de Normandie et aux Parisiens et à tout le corps du royaume de France[1]. Et se partit de Saint-Denis. Et coururent ses gens, au département, la dite ville de Saint-Denis, et la pillèrent et robèrent toute[2]. Et envoya gens d’armes le dit roi de Navarre à Melun sur Seine, où la roine Blanche sa sœur étoit, qui jadis fut femme au roi Philippe[3]. Si les reçut la dite dame liement et leur mit en abandon tout ce qu’elle y avoit.

Si fit le roi de Navarre d’une partie de la ville et du châtel de Melun sa garnison ; et retint partout gens d’armes et soudoyers, Allemands, Hainuyers, Brabançons et Hasbegnons et gens de tout pays qui à lui venoient et le servoient volontiers ; car il les payoit largement. Et bien avoit de quoi ; car il avoit assemblé si grand avoir que c’est sans nombre, par le pourchas et aide du prévôt des marchands, tant de ceux de Paris comme des villes voisines. Et messire Philippe de Navarre se trait à Mante et à Meulan sur la rivière de Seine ; et en firent leurs garnisons il et ses gens ; et tous les jours leur croissoient gens et venoient de tous côtés, qui désiroient à profiter et à gagner.

Ainsi commencèrent le roi de Navarre, et ses gens que on appeloit Navarrois, à guerroyer fortement et durement le royaume de France, et par espécial la noble cité de Paris ; et étoient tous maîtres de la rivière de Saine dessous et dessus, et aussi de la rivière de Marne et de Oise. Si multiplièrent tellement ces Navarrois que ils prirent la forte ville et le châtel de Creel par quoi ils étoient maîtres de la rivière d’Oise, et le fort châtel de la Harelle[4] à trois lieues d’Amiens, et puis Mauconseil que ils réparèrent et fortifièrent tellement, que ils ne doutoient ni assaut ni siége. Ces trois forteresses firent sans nombre tant de destourbiers au royaume de France, que depuis en avant cent ans ne furent réparés ni restaurés. Et étoient en ces forteresses bien quinze cents combattans, et couroient par tout le pays ; ni nul ne leur alloit audevant. Et s’épandirent tantôt partout, et prirent les dits Navarrois la bonne ville, et assez tôt après le fort châtel de Saint-Valery, dont ils firent une très belle garnison et très forte, de quoi messire Guillaume Bonnemare et Jean de Ségure[5] étoient capitaines. Si avoient bien ces deux hommes d’armes cinq cents combattans, et couroient tout le pays jusques à Dieppe et environ la ville de Abbeville, et tout selon la rivière de Somme jusques au Crotoi, à Rue et Montreuil sur mer. Et faisoient ces Navarrois les plus grands appertises d’armes, tellement que on se pouvoit émerveiller comment ils les osoient entreprendre ; car quand ils avoient avisé un châtel ou une forteresse, si forte qu’elle fût, ils ne se doutoient point de l’avoir ; et chevauchoient bien souvent sur une nuit trente lieues, et venoient sur un pays qui n’étoit en nulle doute ; et ainsi exilloient-ils et embloient les châteaux et les forteresses parmi le royaume de France, et prenoient à la fois sur l’ajournement les chevaliers et les dames en leurs lits ; dont ils les rançonnoient, ou ils prenoient tout le leur, et puis les boutoient hors de leurs maisons.

De la ville de Creel sur Oise étoit souverain capitaine un chevalier Navarrois appert durement qui s’appeloit messire Foudrigais. Cil donnoit les sauf-conduits à toutes gens qui vouloient aller de Paris à Noyon, ou de Paris à Compiègne, ou de Compiègne à Soissons ou à Laon, et ainsi sur les marches voisines ; et lui valurent bien les sauf-conduits, le terme qu’il se tint à Creel, cent mille francs.

Au chàtel de Harelle se tenoit messire Jean de Péquigny, un chevalier de Picardie et bon Navarrois ; et contraignoient ses gens durement ceux de Mont-Didier, d’Amiens, d’Arras, de Péronne et tout le pays de Picardie selon la rivière de Somme.

Dedans le chàtel de Mauconseil avoit environ trois cents combattans, des quels Radigos de Dury, Richard Franquelin et François Hannequin, étoient capitaines[6]. Ceux couroient tous les jours sans faute et pilloient tout le pays environ Noyon ; et s’étoient rachetées à ces capitaines toutes les grosses villes non fermées environ Noyon, à payer une quantité de florins toutes les semaines, et autant bien les abbayes ; autrement ils eussent tout ars et détruit ; car ils étoient trop crueux sur leurs ennemis. Par telles manières de gens demeuroient les terres vagues ; car nul ne les osoit labourer ni ouvrer, dont depuis un très cher temps en naquit au royaume de France.

  1. Ce fut le vendredi 3 août que le roi de Navarre défia le régent, suivant les Chroniques de France.
  2. On lit dans la Chronique de Flandre qu’ils pillèrent aussi la sainte abbaye de Saint-Denis.
  3. Les Chroniques de France fixent au samedi 4 août l’entrée des Navarrais dans Melun. Ils occupèrent le château que leur livra la reine Blanche, et la partie de la ville qui est du côté du Gâtinais ; celle qui est du côté de la Brie demeura française. Cette date est confirmée par une pièce du trésor des Chartes. On trouve dans cette pièce et dans quelques autres que M. Secousse a publiées, des détails curieux sur la manière dont les Navarrais furent introduits dans Melun et dont ils s’y comportèrent quand ils en furent les maîtres.
  4. Le Herelle, entre Montdidier et Beauvais.
  5. Jean de Ségure ou Sègre, était un capitaine anglais.
  6. Barnès dit qu’il y avait à Mauconseil trois cents hommes d’armes sous Radigois de Derry, Irlandais, Franklin et Hawkins, Anglais, et sir Robert Knowles.