Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre LXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 387-388).

CHAPITRE LXXV.


Comment les Navarrois de Creel et de la Harelle déconfirent les Picards et ceux de Vermandois devant Mauconseil.


Quand le duc de Normandie qui se tenoit à Paris entendit que tels gens d’armes exilloient le pays, au titre du roi de Navarre, et que ils multiplioient trop grossement de jour en jour, si s’avisa qu’il y pourverroit de remède ; car par tels gens se pourroit perdre le royaume de France dont il étoit hoir. Si envoya par toutes les cités et les bonnes villes de Picardie et de Vermandois, en priant que chacune, selon sa quantité, lui voulût envoyer un nombre de gens d’armes à pied et à cheval, pour résister à l’encontre de ces Navarrois, qui ainsi exilloient le pays et le royaume de France dont il avoit le gouvernement, et que ce ne faisoit mie à souffrir.

Les cités et les bonnes villes le firent moult volontiers, et se taillèrent chacun selon son aisément, de gens d’armes à pied et à cheval, d’archers et d’arbalétriers ; et se trairent premièrement par devers la bonne cité de Noyon, et droit devant la garnison que on dit de Mauconseil, pour ce que il leur sembloit que c’étoit le plus léger des forts à prendre que les Navarrois tenoient, et qui plus grevoit et contraignoit ceux de Noyon et le bon pays de Vermandois. Si furent capitaines de toutes ces gens d’armes et communes l’évêque de Noyon, messire Raoul de Coucy, le sire de Raineval, le sire de Cauny, le sire de Roye, messire Mathieu de Roye son cousin et messire Baudouin d’Ennequin maître des arbalétriers ; et avoient ces seigneurs avecques eux plusieurs chevaliers et écuyers de Vermandois, de Picardie et de là environ. Si assiégèrent de grand’volonté Mauconseil, et y livrèrent plusieurs assauts, et contraignirent durement ceux qui le gardoient.

Quand les compagnons qui dedans étoient se virent ainsi pressés de ces seigneurs de France qui durement les menaçoient, et ils eurent bien considéré entr’eux que longuement ne se pouvoient tenir qu’ils fussent pris et déconfits, si escripsirent leur povreté et signifièrent à messire Jean de Péquigny, qui pour le temps se tenoit en la Harelle et à qui toutes ces forteresses obéissoient, en priant qu’ils fussent reconfortés et secourus hâtivement, ou il les convenoit rendre à meschef. Quand messire Jean de Péquigny entendit ces nouvelles, si ne les mit mie en oubli, mais se hâta durement de conforter ses bons amis de Mauconseil ; et manda secrètement à ceux de la garnison de Creel et à toutes autres de là environ, qu’ils fussent appareillés et sur les champs en un certain lieu que il leur assigna ; car il vouloit chevaucher. Toutes manières de gens d’armes et de compagnons obéirent de grand’volonté à lui, et se trairent là où ils devoient aller. Quand ils furent tous ensemble, ils se trouvèrent bien mille lances de bons combattans. Si chevauchèrent ces gens d’armes de nuit, ainsi que guides les menoient, et vinrent sur un ajournement devant Mauconseil.

Cette matinée faisoit si grand’bruine que on ne pouvoit voir un arpent de terre devant loin. Sitôt qu’ils furent venus ils se férirent soudainement en l’ost des François, qui de ce point ne se gardoient, et qui dormoient à petit guet, comme tous assurés. Si écrièrent les Navarrois leur cri, et commencèrent à découper et à tuer gens et abattre tentes et trefs à grand exploit ; car les François furent pris sur un pied, tellement qu’ils n’eurent loisir d’eux armer ni recueillir ; mais se mirent à la fuite qui mieux pouvoit devers la cité de Noyon qui leur étoit assez prochaine ; et les Navarrois après. Là eut grand’bataille et dur hutin et moult de gens morts et renversés entre Noyon et Ourquans l’abbaye et entre Noyon et le Pont l’Évêque, et tout là entour ; et gisoient les morts et les blessés à monceaux sur le chemin de Noyon et entre haies et buissons. Et dura la chasse jusques aux portes de Noyon ; et fut la cité en grand péril de perdre ; car les aucuns disent, qui furent là d’un lez et de l’autre, que si les Navarrois eussent voulu bien à certes ils fussent entrés dedans, car ceux de Noyon par cette déconfiture furent si ébahis, que quand ils rentrèrent en leur ville ils n’eurent mie avis de clorre la porte devers Compiègne ; et fut pris l’évêque de Noyon devant les barrières et fiancé prisonnier[1] ; autrement il eût été mort. Là furent pris messire Raoul de Raineval, le sire de Cauny et les deux fils au Borgne de Rouvroy, le sire de Turote[2], le sire de Vandeuil, messire Antoine de Codun, et bien cent chevaliers et écuyers ; et en y eut de morts bien quinze cents ; et par espécial ceux de la cité de Tournay y perdirent trop grossement, car ils étoient là venus en grand’étoffe et très bon arroy et riche. Et veulent dire les aucuns que de sept cents qu’ils étoient, il en retourna moult petit que tous ne fussent morts ou pris, car ceux de Mauconseil issirent aussi qui paraidèrent à faire la déconfiture, qui fut l’an de grâce mil trois cinquante huit, le mardi prochain après la Notre-Dame en mi-août qui fut adonc par un samedi[3].

  1. Le continuateur de Nangis dit que l’évêque de Noyon avait été fait prisonnier lorsque les Anglais et Navarrais s’emparèrent de Mauconseil. Mais l’accord de Froissart avec les Chroniques de France ne permet pas d’adopter ce récit.
  2. Probablement, Torote ou Tourote, maison qui possédait la châtellenie de Noyon.
  3. Cette date est évidemment fausse : l’Assomption de la Vierge arriva en 1358 le mercredi et non le samedi. Il vaut mieux adopter celle des Chroniques de France, qui placent cet échec au mardi 14 août.