Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre VIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 295-297).

CHAPITRE VIII.


Comment un engagement eut lieu près de Saint-Omer entre les deux capitaines françois et anglois ; comment le capitaine anglois, messire Jean Beauchamp, fut pris avec sa troupe, et comment le capitaine des François, messire Édouard de Beaujeu, fut tué dans le combat.


Nous parlerons d’un autre fait d’armes qui avint en celle saison en la marche de Saint-Omer assez près de la bastide d’Arde. Vous avez bien ci-dessus ouï parler comment, après le reconquêt de Saint-Jean-l’Angelier, le roi de France envoya à Saint-Omer ce gentil chevalier, le seigneur de Beaujeu, pour être regard et souverain de toutes gens d’armes et gouverneur du pays. D’autre part étoit à Calais un moult vaillant chevalier de par le roi d’Angleterre qui s’appeloit messire Jean de Beauchamp. Ces deux capitaines avoient foison de bons chevaliers et écuyers dessous eux, et mettoient grand’peine que ils pussent trouver et rencontrer l’un l’autre. Or avint que, droitement le lundi de la Pentecôte l’an mccclii, messire Jean de Beauchamp se départit de Calais à trois cents armures de fer et deux cents archers ; et avoient tant chevauché de nuit, que, droitement ce lundi au matin, ils furent devant Saint-Omer, environ soleil levant, et se mirent en ordonnance de bataille sur un tertre assez près de là, et puis envoyèrent leurs coureurs découvrir et prendre et lever la proie qui étoit issue de Saint-Omer et des villages là environ ; et la recueillirent tout ensemble. Si y avoit-il grand’proie.

Quand ils eurent couru et fait leur emprise, ils se commencèrent à retraire moult sagement, et prirent leurs gens de pied qui les suivoient, et vingt hommes d’armes et soixante archers, et leur dirent : « Retrayez-vous bellement vers Calais, et chassez cette proie devant vous ; nous la suivrons et la conduirons. » Tous cils qui ordonnés furent de cela faire, le firent, et les chevaliers et écuyers se remirent ensemble et puis chevauchèrent tout le pays.

Les nouvelles étoient là venues en Saint-Omer et au seigneur de Beaujeu qui gissoit en la porte de Boulogne, que les Anglois chevauchoient ; et avoient leurs coureurs été jusques aux barrières, et emmenoient la proie, de quoi le sire de Beaujeu étoit durement courroucé ; et avoit fait sonner sa trompette et aller à val la ville pour réveiller chevaliers et écuyers qui là dormoient à leurs hôtels. Si ne furent mie sitôt armés ni assemblés, mais le sire de Beaujeu ne les voulut mie tous attendre, ainçois se partit, espoir lui centième, monté bien et faiticement, et fit sa bannière porter et passer devant lui. Si issit de la ville, ainsi que je vous dis, et les autres compagnons, ainsi que ils avoient fait, le suivoient chaudement. À ce jour étoient à Saint-Omer le comte de Porcien, messire Guillaume de Bourbon, messire Baudoins Dennekins, messire Drues de Roie, messire Guillaume de Graon, messire Oudart de Renty, messire Guillaume de Bailleul, messire Hector Kiéret, messire Hugues de Longval, le sire de Sains, messire Baudouin de Bellebourne, le sire de Saint-Dizier, le sire de Saint-Sauf-Lieu, messire Robert de Basentin, messire Baudouin de Cuvilier et plusieurs bons chevaliers et écuyers d’Artois et de Vermandois. Si suivit premièrement le sire de Beaujeu les esclos des Anglois moult radement ; et avoit grand’doutance qu’ils ne lui échappassent, car envis les eut laissés sans combattre. Toutes ces gens d’armes et les brigans, desquels il avoit bien cent à Saint-Omer, n’étoient mie encore avec le seigneur de Beaujeu, et cil qui le suivoit plus près derrière c’étoit messire Guichard son frère, qui ne s’étoit mie parti avec lui ni de sa route. Ainsi chevauchoient-ils les uns et les autres, les Anglois devant, les François après ; et prenoient toudis les Anglois l’avantage d’aller devant en approchant Calais ; mais leurs chevaux se commnençoient moult à fouler, car ils étoient travaillés de la nuit devant que ils avoient fort chevauché. Si avint que les Anglois avoient jà élongé Saint-Omer quatre lieues du pays, et avoient passé la ravière d’Oske, et étoient entre Arde et Oske. Si regardèrent derrière eux, et virent le seigneur de Beaujeu et sa bannière, et n’étoient non plus de cent hommes d’armes : si dirent entre eux : « Nous nous faisons chasser de ces François qui ne sont qu’un petit ; arrêtons-nous et nous combattons à eux, aussi sont nos chevaux durement foulés. » Tous s’accordèrent à ce conseil ; et entrèrent en un pré, et prirent l’avantage d’un fossé qui là étoit environ ce pré, et se mirent tous à pied, les lances devant eux et en bonne ordonnance. Voici le seigneur de Beaujeu venu, monté sus un coursier, et sa bannière devant lui, et s’arrête sur ce fossé à l’encontre des Anglois qui faisoient là visage, et toutes ses gens s’arrêtèrent. Quand il vit que il ne passeroit point à son aise, il commença à tournoyer autour du fossé pour trouver le plus étroit, et tant alla qu’il le trouva ; mais à cet endroit le fossé étoit nouvellement relevé : si étoit la hune trop roide pour saillir son coursier ; et si il fut outre, pour ce n’y étoient mie les autres.

Si eut avis de descendre à pied, et aussi firent toutes ses gens. Quand ils furent à pied, le sire de Beaujeu prit son glaive en son poing et s’écueilla[1] pour salir outre, et dit à celui qui portoit sa bannière : « Avant, bannière, au nom de Dieu et de Saint-George ! » En ce disant il salit outre de si grand’volonté que par dessus la hune du fossé ; mais le pied lui glissa, tant que il s’abusca petit, et qu’il se découvrit par dessous : là fut un homme d’armes anglois appareillé qui lui jeta son glaive en lançant, et le consiévit dessous et lui embarra là dedans. Si lui donna le coup de la mort, dont ce fut pitié et dommage. Le sire de Beaujeu, de la grand’angoise qu’il eut, se tourna deux tours, ou près, et puis s’arrêta sur son côté. Là vinrent deux de ses chevaliers de son hôtel qui s’arrêtèrent sur lui et le commencèrent à défendre moult vaillamment. Les autres compagnons, chevaliers et écuyers, qui véoient leur seigneur là gésir et en tel parti, furent si forcenés que il sembloit que ils dussent issir du sens. Si se commença le hutin et l’estoquis de toutes parts, et se tinrent les gens du seigneur de Beaujeu une espace en bon convenant ; mais finablement ces premiers ne purent souffrir ni porter le faix et furent déconfits, et pris la grigneur partie ; et là perdit messire Baudouin de Cuvilliers un œil et fut prisonnier, et aussi furent tous les autres ; et si les Anglois eussent eu leurs chevaux ils se fussent tous partis sans dommage, mais nennil, dont ils perdirent. Ev-vous venu chevauchant moult roidement monseigneur Guichart de Beaujeu et sa route qui étoit tout devant les autres le trait d’un arc au plus. Quand il fut venu sur la place où les déconfits étoient, et où son frère gissoit, si fut tout émerveillé, et ferit cheval des éperons et salit outre le fossé ; et aussi les autres en venant, chacun qui mieux mieux, en suivant le bon chevalier, firent tant qu’ils furent outre. La première voix que messire Guichart fit, ce fut qu’il s’adresssa sur son frère pour savoir comment il lui étoit. Encore parloit le sire de Beaujeu, et reconnut bien son frère ; si lui dit : « Beau-frère, je suis navré à mort, ainsi que je le sens bien ; si vous prie que vous relevez la bannière de Beaujeu, qui oncques prise ne fut, et pensez de moi contrevenger ; et si de ce champ partez en vie, je vous prie que vous soigniez d’Antoine mon fils, car je le vous recharge. Et mon corps, faites le porter en Beaujolois ; car je veux gésir en ma ville de Belleville. De long temps a y ai-je ordonné ma sépulture. »

Messire Guichart qui ouït son frère ainsi parler et deviser eut si grand ennui que à peine se pouvoit-il soutenir, et lui accorda tout de grand’affection ; puis s’en vint à la bannière son frère, qui étoit d’or à un lion de sable couronné et endenté de gueules, et la prit par le haste et la leva contremont, et la bailla à un sien écuyer des siens, bon homme d’armes. Jà étoient venus toutes leurs gens à cheval et passé outre au pré. Si étoient moult courroucés quand ils virent leur capitaine là gésir en tel parti, et ils ouïrent dire que il étoit navré à mort. Si s’en virent requerre les Anglois moult fièrement, en criant Beaujeu ! qui s’étoient retraits et mis ensemble par bonne ordonnance, pour la force des François que ils virent venir sur eux.

Tout à pied devant les autres s’en vint messire Guichard de Beaujeu, le glaive au poing, assembler à ses ennemis et commencer la bataille. Là eut fort boutis et estoquis des lances, ainçois que ils pussent entrer l’un dedans l’autre. Et quand ils y furent entrés, si y eut fait plusieurs grands appertises d’armes. Là se combattoient les Anglois si vaillamment, que merveilles seroit à recorder. Si s’en vint le dit messire Guichard de Beaujeu assembler droitement dessous la bannière messire Jean de Beauchamp, et là fit grand’foison d’armes, car il étoit bon chevalier, hardi et entreprenant, et aussi son hardement lui étoit doublé pour la cause de son frère que il vouloit contrevenger. Si s’abandonna à ce commencement le dit chevalier si follement que il l’en dût près être mésavenu. Car il fut enclos des Anglois et si fort assailli que durement blessé et navré, mais à la rescousse vinrent le comte de Porcien, messire Guillaume de Bourbon, messire Beaudoin Dennekins et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers. Si fut messire Guichard rescous et mis hors de la presse pour lui un petit rafraîchir, car il étoit tout essanné.

Si vous dis que les Anglois se combattirent si bien et si vassamment que encore eussent-ils déconfit ceux qui là étoient venus, si n’eussent été les brigands, qui vinrent là au secours plus de cinq cents, à lances et à pavois, tous bien armés, frais et nouveaux. Si ne purent avoir durée les Anglois quand ils furent rechargés de ces gens-là nommés brigands ; car ils étoient tous lassés et hodés de longuement combattre. Ainsi firent les brigands la déconfiture. Si y furent pris messire Jean de Beauchamp, messire Louis de Clifford, messire Olivier de Baucestre, messire Philippe de Beauvert, messire Louis Tuiton, messire Alexandre Ansiel et bien vingt chevaliers tous de nom et aussi tous les écuyers ; et furent rescous tous les autres prisonniers françois qui pris étoient en devant. Si fût trop bien la besogne allée pour les François, si le sire de Beaujeu n’eût été là mort. Mais le gentil chevalier, qui si vaillant homme fut et si prud’homme, dévia là sur la place ; de quoi tous les compagnons furent durement courroucés, mais amender ne le purent. Si fut chargé et rapporté à Saint-Omer ; et aussi fut messire Guichard son frère, qui si navré étoit qu’il ne pouvoit chevaucher. Si retournèrent tous les compagnons à Saint-Omer et là ramenèrent leurs prisonniers.

Or vous dirai que la proie de Saint-Omer devint que les Anglois avoient pris entre Bavelinghehen et Saint-Omer.

Les trois frères de Ham qui étoient moult bons chevaliers et cils de la garnison de Ghines et de Le Montoire[2] se mirent en embûche. Si étoient bien trois cents armures de fer. Si rencontrèrent ces Anglois qui la proie emmenoient ; et leur vinrent au devant et leur coururent sus. Vraiment les Anglois se tinrent et défendirent tant qu’ils purent, mais en la fin ils furent déconfits et tous morts ou pris, et la proie rescousse, et fut là sur les champs départie à ceux des garnisons qui au conquerre avoient été. Oncques cils de Saint-Omer n’en eurent nulle restitution. Si en firent-ils bien depuis question ; mais on trouva par droit d’armes qu’ils n’y avoient rien, ainçois étoit à ceux qui l’avoient gagnée. Si leur convint porter et passer ce dommage au plus bel qu’ils purent.

Or fut le sire de Beaujeu embaumé et aporté en son pays de Beaujolois et enseveli en l’abbaye de Belleville, ainsi que devisé l’avoit.

Si fut messire Arnoul d’Andrehen envoyé à Saint-Omer pour là faire frontière contre les Anglois, et le comte de Warvich à Calais, au lieu de son oncle messire Jean de Beauchamp, mais il fut délivré en celle année en échange pour messire Guy de Nelle. Si rançonnèrent les compagnons d’une part et d’autre, ainsi que Anglois et François ont eu entre eux toudis bon usage.

  1. Ce fragment de Froissart semble avoir été copié par quelqu’un qui a conformé partout son orthographe à la prononciation picarde, quoiqu’il fût peut-être lui-même natif de Bretagne. Il offre même, plus qu’aucun autre morceau de la même étendue, des mots, hors d’usage aujourd’hui dans la langue académique, mais conservés dans l’idiome de la province.
  2. Village près d’Ardres.