Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre VII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 293-295).

CHAPITRE VII.


Comment messire Robert de Beaumanoir alla défier le capitaine de Ploermel, qui avoit nom Brandebourch, et comment il y eut une rude bataille de trente contre trente.


En celle propre saison avint en Bretagne un moult haut fait d’armes que on ne doit mie oublier ; mais le doit-on mettre en avant pour tous bacheliers encourager et exemplier. Et afin que vous le puissiez mieux entendre, vous devez savoir que toudis étoient guerres en Bretagne entre les parties des deux dames, comment que messire Charles de Blois fut emprisonné ; et se guerroyoient les parties des deux dames par garnisons qui se tenoient ens ès châteaux et ens ès fortes villes de l’une partie et de l’autre. Si avint un jour que messire Robert de Beaumanoir, vaillant chevalier durement et du plus grand lignage de Bretagne, et étoit châtelain d’un châtel qui s’appelle Châtel Josselin, et avoit avec lui grand’foison de gens d’armes de son lignage et d’autres soudoyers, si s’en vint par devant la ville et le châtel de Plaremiel, dont capitaine étoit un homme qui s’appeloit Brandebourch[1] ; et avoit avec lui grand’foison de soudoyers allemands, anglois et bretons, et étoient de la partie la comtesse de Montfort. Et coururent le dit messire Robert et ses gens par devant les barrières, et eut volontiers vu que cils de dedans fussent issus hors ; mais nul n’en issit.

Quand messire Robert vit ce, il approcha encore de plus près, et fit appeler le capitaine. Cil vint avant à la porte parler audit messire Robert, et sur asségurance d’une part et d’autre, « Brandebourch, dit messire Robert, a-t-il là dedans nul homme d’armes, vous ni autre, deux ou trois, qui voulussent jouter de fer de glaives contre autres trois, pour l’amour de leurs amies ? » Brandebourch répondit et dit : « Que leurs amis ne voudroient mie que ils se fissent tuer si méchamment que d’une seule joute ; car c’est une aventure de fortune trop tôt passée, si en acquiert-on plutôt le nom d’outrage et de folie que renommée d’honneur ni de prix ; mais je vous dirai que nous ferons, si il vous plaît. Vous prendrez vingt ou trente de vos compagnons de votre garnison, et j’en prendrai autant de la nôtre. Si allons en un bel champ, là où nul ne nous puisse empêcher ni destourber, et commandons, sur la hart, à nos compagnons d’une part et d’autre, et à tous ceux qui nous regarderont, que nul ne fasse à homme combattant confort ni aye ; et là endroit nous éprouvons, et faisons tant que on en parle au temps avenir, en salles, en palais, en places et en autres lieux de par le monde, et en aient la fortune et l’honneur cils à qui Dieu l’aura destiné. » — « Par ma foi, dit messire Robert de Beaumanoir, je m’y accorde ; et moult parlez ore vassamment. Or, soyez-vous trente[2], et nous serons nous trente aussi, et le créante ainsi par ma foi. » — « Aussi le créanté-je, dit Brandebourch ; car là acquerra plus d’honneur, qui bien s’y maintiendra, que à une joute. »

Ainsi fut cette besogne affermée et créantée ; et journée accordée au merkredi après, qui devoit être le quart de jour de l’emprise. Le terme pendant, chacun éiisit les siens trente, ainsi que bon lui sembla, et tous cils soixante se pourvurent d’armures, ainsi que pour eux, bien et à point.

Quand le jour fut venu, les trente compagnons Brandebourch ouïrent messe ; puis se firent armer, et s’en allèrent en la place de terre là où la bataille devoit être, et descendirent tous à pied, et défendirent à tous ceux qui là étoient que nul ne s’entremît d’eux, pour chose ni pour meschef que il vit avoir à ses compagnons, et ainsi firent les compagnons à monseigneur Robert de Beaumanoir. Cils trente compagnons, que nous appellerons Anglois[3], à cette besogne attendirent longuement les autres que nous appellerons François[4]. Quand les trente François furent venus, ils descendirent à pied et firent à leurs compagnons le commandement dessus dit. Aucuns dirent que cinq des leurs demeurèrent à cheval à l’entrée de la place et les vingt-cinq descendirent à pied, si comme les Anglois étoient. Et quand ils furent l’un devant l’autre, ils parlementèrent un peu ensemble tous soixante, puis se retrairent arrière, les uns d’une part et les autres d’autre, et firent tous leurs gens traire en sus de la place bien loin, Puis fit l’un d’eux un signe, et tantôt se coururent sus et se combattirent fortement tout en un tas, et rescouoient bellement l’un et l’autre quand ils véoient leurs compagnons à meschef.

Assez tôt après ce qu’ils furent assemblés, fut occis l’un des François, mais pour ce ne laissèrent mie les autres, le combattre, ains se maintinrent moult vassamment d’une part et d’autre, aussi bien que si tous fussent Rolands et Oliviers. Je ne sais à dire à la vérité : « Cils se tinrent le mieux et cils le firent le mieux ; » ni n’en ouïs oncques nul priser plus avant de l’autre ; mais tant se combattirent longuement, que tous perdirent force et haleine et pouvoir entièrement. Si les convint arrêter et reposer ; et se reposèrent par accord, les uns d’une part et les autres d’autre, et se donnèrent trêves jusques adonc qu’ils se seroient reposés, et que le premier qui se releveroit rappelleroit les autres. Adonc étoient morts quatre François et deux des Anglois. Ils se reposèrent longuement d’une part et d’autre, et tels y eut qui burent du vin que on leur apporta en bouteilles, et restreignirent leurs armures qui desroutes étoient, et fourbirent leurs plaies.

Quand ils furent ainsi rafraîchis, le premier qui se releva fit signe et rappela les autres. Si recommença la bataille si forte comme en devant, et dura moult longuement ; et avoient courtes épées de Bordeaux roides et aigües, et épieux et dagues, et les aucuns haches ; et s’en donnoient merveilleusement grands horions, et les aucuns se prenoient au bras à la lutte et se frappoient sans eux épargner. Vous pouvez bien croire qu’ils firent entre eux mainte belle appertise d’armes, gens pour gens, corps à corps, et mains à mains. On n’avoit point en devant, passé avoit cent ans, ouï recorder la chose pareille.

Ainsi se combattirent comme bons champions, et se tinrent cette seconde empainte moult vassalement, mais finablement les Anglois en eurent le pire. Car, ainsi que je ouïs recorder, l’un des François qui demeuré étoit à cheval les débrisoit et défouloit trop mésaisément, si que Brandebourch leur capitaine y fut tué, et huit de leurs compagnons, et les autres se rendirent prison quand ils virent que leur défendre ne leur pouvoit aider, car ils ne pouvoient ni devoient fuir. Et le dit messire Robert et ses compagnons qui étoient demeurés en vie, les prirent et les emmenèrent au Châtel Josselin comme leurs prisonniers ; et les rançonnèrent depuis courtoisement, quand ils furent tous resanés, car il n’en y avoit nul qui ne fût fort blessé, et autant bien des François comme des Anglois. Et depuis je vis seoir à la table du roi Charles de France un chevalier breton qui été y avoit, messire Yvain Charuel ; mais il avoit le viaire si détaillé et découpé qu’il montroit bien que la besogne fut bien combattue ; et aussi y fut messire Enguerrant d’Eudin, un bon chevalier de Picardie, qui montroit bien qu’il y avoit été, et un autre bon écuyer qui s’appeloit Hues de Raincevaus. Si fut en plusieurs lieux cette avenue contée et recordée[5]. Les aucuns la tenoient à povreté et les aucuns à outrage et grand’outrecuidance.

  1. Les historiens de Bretagne l’appellent tous Brambro.
  2. Cette bataille, connue sous le nom de Bataille des trente, est célèbre dans les fastes de la Bretagne. Les poètes anciens rivalisèrent d’ardeur pour célébrer cett haute emprise
  3. Bramborough, ou comme l’appellent les chroniqueurs Brambro, Blancbourg ou Brandebourch, n’ayant pu trouver que vingt Anglais, y ajouta quatre Bretons de son parti et six Allemands ou Flamands.
  4. Parmi ces trente champions français se trouvaient neuf chevaliers et vingt-un écuyers bretons.
  5. Il existe encore un vieux poëme français du temps sur ce combat des 30. Je l’ai publié dans ma collection des chroniques. Il a été aussi publié séparément en Bretagne, où on montre encore le tombeau dans lequel sont renfermés ceux qui succombèrent. Cette relation de Froissart, inédite avant mon édition, est le seul récit en prose qui donne à cet événement une autorité historique.