Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre X

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 298-299).

CHAPITRE X.


Comment le comte de Ghines fut rançonné ; comment il vint voir le roi Jean à Paris et comment le roi l’envoia en prison et lui fit couper la tête.


Vous avez bien ouï et sçu comment le comte de Ghines connétable de France fut pris des Anglois jadis en la ville de Kem en Normandie, et le comte de Tancarville avec lui, et furent envoyés prisonniers en Angleterre où ils furent un grand temps, et par espécial le comte Raoul d’Eu et de Ghines, car on le vouloit trop haut rançonner. En ce comte Raoul d’Eu et de Ghines et connétable de France avoit un chevalier durement able, gai, frisque, plaisant, joli et léger ; et étoit en tous états si très gracieux que dessus tous autres il passoit route. Et le temps qu’il demeura en Angleterre il eschéi grandement en la grâce et amour du roi et de la roine, et des seigneurs et des dames dont il avoit la connoissance ; et procura tant le dit comte devers le roi d’Angleterre qu’il se mit à finance, et dut payer dessous un an soixante mille écus ou retourner en la prison du roi.

Sur tel état se départit le dit comte de Ghines et retourna en France. Quand il fut venu à Paris il se traist devers le roi Jean de qui il cuidoit être moult bien aimé, ainsi que il étoit ainçois qu’il fût roi ; et l’inclina de si long que il le vit, et le salua humblement ; et en cuidoit être bien venu, par tant que il avoit été cinq ans hors du pays et prisonnier pour lui. Sitôt que le roi Jean le vit il regarda sur lui et puis lui dit : « Comte de Ghines, suivez-moi, j’ai à parler à vous de conseil. » Le comte, qui nul mal n’y pensoit, répondit : « Monseigneur, volontiers. » Lors l’emmena le roi en une chambre et lui montra une lettre, et puis lui demanda : « Comte de Ghines, vîtes vous oncques mais ceste autre part que ci. » Le comte, si comme il me fut dit, fut durement assoupli et pris deventrainement quand il vit la lettre. Adonc dit le roi Jean. « Ah ! ah ! mauvais traître, vous avez bien mort desservie. Si n’y faudrez mie, par l’âme de mon père. » Si le fit le dit roi tantôt prendre par ses sergens d’armes et mettre en prison à la tour du Louvre de-lez Paris, là où le comte de Montfort fut mis.

Les seigneurs et barons de France, du lignage le connétable et autres, furent durement émerveillés quand ils sçurent ces nouvelles, car ils tenoient le comte pour loyal et prud’homme sans nulle lâcheté. Si se trairent devers le roi, en priant moult humblement que il leur voulsist dire pourquoi ni à quelle cause il avoit emprisonné leur cousin, un si gentil chevalier et qui tant avoit perdu et travaillé pour lui et pour le royaume. Le roi les ouït bien parler, mais il ne leur voult oncques dire ; et jura, le second jour qu’il fut mis en prison, devant tous les amis du connétable qui prioient pour lui, que jamais ne dormiroit tant que le comte de Ghines fût en vie. De ce ne faillit-il point, car il lui fit secrètement au châtel du Louvre ôter la tête[1], de quoi ce fut grand dommage et pitié si le chevalier le desservit, mais je le tiens si vaillant et gentil que jamais il n’eût pensé trahison. Toutefois, fut à droit, fut à tort, il mourut ; et donna sa terre le roi Jean à son cousin le comte d’Eu, monseigneur Jean d’Artois. De cette justice fut le roi durement blâmé en derrière de plusieurs hauts barons du royaume de France et des ducs et des comtes marchissans au dit royaume.

  1. Suivant les Grandes Chroniques, ce fut dans l’hôtel de Nelle que le comte de Guines fut décapité le 19 novembre 1350, en présence du duc de Bourbon, du comte d’Armagnac et de plusieurs autres personnes. Robert d’Avesbury recule mal à propos la mort du connétable à l’année suivante 1351. Le chroniqueur de Saint-Denis était bien plus à portée que l’Anglais d’être instruit de la date précise d’un événement qui se passait sous ses yeux et qui dut faire beaucoup de bruit.