Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XLV

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CHAPITRE XLV.


Comment il y eut grand débat entre les Anglois et les Gascons sur la prise du roi Jean ; et comment le prince envoya ses maréchaux pour savoir où il étoit.


Le prince de Galles qui durement étoit hardi et courageux, le bassinet en la tête étoit comme un lion fel et crueux, et qui ce jour avoit pris grand’plaisance à combattre et à enchasser ses ennemis, sur la fin de la bataille étoit durement échauffé ; si que messire Jean Chandos, qui toujours fut de-lez lui, ni oncques ce jour ne le laissa, lui dit : « Sire, c’est bon que vous vous arrêtez ci et mettez votre bannière haut sur ce buisson ; si se retrairont vos gens qui sont durement épars ; car Dieu merci la journée est vôtre et je ne vois mais nulles bannières ni nuls pennons françois ni conroy entre eux qui se puisse rejoindre ; et si vous rafraîchirez un petit, car je vous vois moult échauffé. » À l’ordonnance de monseigneur Jean Chandos s’accorda le prince, et fit sa bannière mettre sur un haut buisson, pour toutes gens recueillir, et corner ses menestrels ; et ôta son bassinet.

Tantôt furent ses chevaliers appareillés, ceux du corps et ceux de la chambre ; et tendit-on illecques un petit vermeil pavillon où le prince entra ; et lui apporta-t-on à boire et aux seigneurs qui étoient de-lez lui. Et toujours multiplioient-ils, car ils revenoient de la chasse : si se arrêtoient là ou environ, et s’embesognoient entour leurs prisonniers.

Si tôt que les maréchaux tous deux revinrent, le comte de Warvich et le comte de Suffolch, le prince leur demanda si ils savoient nulles nouvelles du roi de France. Ils répondirent : « Sire, nennil, bien certaines ; nous créons bien ainsi que il est mort ou pris ; car point n’est parti des batailles. » Adoncques le prince dit en grand’hâte au comte de Warvich et à monseigneur Regnault de Cobehen : « Je vous prie, partez de ci et chevauchez si avant que à votre retour vous m’en sachiez à dire la vérité. » Ces deux seigneurs tantôt de rechef montèrent à cheval et se partirent du prince, et montèrent sur un tertre pour voir entour eux : si aperçurent une grand’flotte de gens d’armes tous à pied et qui venoient moult lentement. Là étoit le roi de France en grand péril ; car Anglois et Gascons en étoient maîtres et l’avoient jà tollu à monseigneur Denis de Mortbeque et moult éloigné de lui, et disoient les plus forts : « Je l’ai pris, je l’ai pris. » Toutes-fois le roi de France, qui sentoit l’envie que ils avoient entr’eux sur lui, pour eschiver le péril, leur dit : « Seigneurs, seigneurs, menez-moi courtoisement, et mon fils aussi, devers le prince mon cousin, et ne vous riotez plus ensemble de ma prise, car je suis sire et grand assez pour chacun de vous faire riche. » Ces paroles et autres que le roi lors leur dit, les saoula un petit ; mais néanmoins toujours recommençoit leur riote, et n’alloient pied avant de terre que ils ne riotassent. Les deux barons dessus nommés, quand ils virent celle foule et ces gens d’armes ainsi ensemble, s’avisèrent que ils se trairoient celle part : si férirent coursiers des éperons et vinrent jusques là et demandèrent : « Qu’est-ce là, qu’est-ce là ? » Il leur fut dit : « C’est le roi de France qui est pris, et le veulent avoir plus de dix chevaliers et écuyers. » Adoncques, sans plus parler, les deux barons rompirent, à force de chevaux, la presse, et firent toutes manières de gens aller arrière, et leur commandèrent, de par le prince et sur la tête, que tous se traissent arrière et que nul ne l’approchât, si il n’y étoit ordonné et requis. Lors se partirent toutes gens qui n’osèrent ce commandement briser, et se tirèrent bien arrière du roi et des deux barons, qui tantôt descendirent à terre et inclinèrent le roi tout bas ; lequel roi fut moult lie de leur venue ; car ils le délivrèrent de grand danger.

Or vous parlerons un petit encore de l’ordonnance du prince qui étoit dedans son pavillon, et quel chose il fit, en attendant les chevaliers dessus nommés.