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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XVII

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Texte établi par J. A. C. BuchonA. Desrez (Ip. 307-310).

CHAPITRE XVII.


Cy parle de la demeure du roi du Angleterre devant Blangis, et comment, sur la nouvelle de la venue des Escots à Bervich, il revint à Calais.


Tant alla le roi d’Angleterre que il vint devant Blangis, un beau châtel et fort de la comté d’Artois ; dont ceux de Hesdin furent tout ébahis, car c’est marchissant à deux petites lieues près. Et couroient les Anglois le pays à leur volonté jusques bien avant en la comté de Saint-Pol et d’Artois. Entrementes que le roi d’Angleterre se tenoit là, vint en son ost un moult bon chevalier de France des basses marches, qui s’appeloit Boucicaut[1] et étoit prisonnier au roi d’Angleterre de la prise de Poitou, et avoit bien été trois ans. Si lui avoit le roi d’Angleterre fait grâce d’être retourné en France et en son pays pour mettre les besognes à point. Si devoit dedans le jour Saint-Michel r’être en la prison du roi dessus dit. Ce messire Boucicaut étoit un vaillant homme, grand chevalier et fort, et durement bon compain et bien en la grâce et amour du roi d’Angleterre et des Anglois, tout par sens et par beau langage qu’il avoit bien appareillé. Si trouva sur les champs, d’aventure, entre Saint-Pol et Hesdin, les maréchaux du roi d’Angleterre qui tantôt le reconnurent et qui lui firent grand’chère ; car ils savoient bien qu’il étoit prisonnier. Si leur demanda le roi où il étoit. Ils lui répondirent que ils l’y mèneroient tout droit, car aussi alloient-ils celle part. Si se mit le dit messire Boucicaut en leur compagnie, et firent tant, qu’ils vinrent devant Blangis où le roi étoit logé. Messire Boucicaut se traist tantôt devers le roi que il trouva devant son pavillon et regardoit une lutte de deux Bretons. Quand messire Boucicaut fut trait devers le roi, il s’inclina tout bas, et le salua. Le roi, qui désiroit ouïr nouvelles de son adversaire le roi Jean, dit ainsi : « À bien vienne, Boucicaut ! » Et puis lui demanda : « Et dont venez-vous, messire Boucicaut ? » — « Monseigneur, répondit le chevalier, je viens de France, et tout droit de la cité d’Amiens où j’ai là laissé le roi mon seigneur et grand’foison de noble chevalerie, dont je espoir que vous orrez temprement d’autres nouvelles. »

Le roi d’Angleterre pensa un petit et puis dit : « Messire Boucicaut, qu’est çou à dire, quand mon adversaire sait que je suis logé en son pays, et ai jà été par trois jours à siége devant un de ses châteaux, et si a tant de chevaliers que vous dites, et si ne me vient point combattre ? » Messire Boucicaut répondit moult avisément et dit : « Monseigneur, de tout ce ne sais-je rien, car je ne suis mie de son secret conseil ; mais je me viens remettre en votre prison pour moi acquitter envers vous. » Adonc dit le roi une moult belle parole pour le chevalier : « Messire Boucicaut, je sais bien que si je vous voulois plenté presser, j’aurois bien de vous vingt ou trente mille florins, mais je vous dirai que vous ferez. Vous irez à Amiens devers mon adversaire, et lui direz où je suis, et que je l’y ai attendu trois jours ; encore l’y attendrai-je cinq ; et que là en dedans il traie avant, il me trouvera tout prêt pour combattre : et parmi tant que vous ferez ce message, je vous quitte votre prison. » Messire Boucicaut fut tout réjoui de ces nouvelles, et dit : « Monseigneur, votre message ferai-je sans faillir bien à point, et vous me faites grand’courtoisie. Dieu le vous puisse mérir ! »

Assez tôt après ces paroles, fut-il heure de souper. Si soupa le roi et six chevaliers et messire Boucicaut avec eux. Quand ce vint au matin, messire Boucicaut monta à cheval et sa mesnée, et se mit au retour au plus droit qu’il put devers Amiens, et fit tant qu’il y parvint. Si trouva là le roi de France et grand’foison de ducs, de comtes, de barons et de chevaliers ; si fut-il bien venu entre eux, et eurent grand’merveille de ce que il étoit si tôt retourné. Si leur conta son aventure, et fit au roi tout premièrement son message, ainsi que le roi d’Angleterre lui mandoit, présens grand’foison de hauts seigneurs ; et puis dit messire Boucicaut tout en riant : « Le lever de ce message est tel que le roi d'Angleterre m’a quitté ma prison, qui me vient trop bien à point. » Le roi de France répondit : « Boucicaut, vous avez pris pour vous, et nous y entendrons pour nous, quand bon nous semblera, non à l’aise ni ordonnance de nos ennemis. »

Ainsi demeura la chose en cel état, et le roi de France encore à Amiens. Ni point ne se mut pour le mandement du roi d’Angleterre, car toudis lui vendant gens, et encore en attendoit-il.

Quand le roi d'Angleterre, puis le département de monseigneur Boucicaut, vit que le roi Jean ne trairoit point avant, et que les jours étoient passés que ordonnés il y avoit, il eut conseil de déloger, et de lui retraire vers Calais, car pour celle saison il en avoit assez fait. Si délogea le dit roi, et se délogèrent toutes ses gens ; et puis se mirent au chemin toute l’Alequine, un beau plain chemin qui s’en va tout droit devers Calais : si passèrent parmi la comté de Fauquemberg.

Quand le roi de France, qui se tenoit à Amiens, sçut que le roi d’Angleterre s’en retournoit vers Calais, à prime se délogea-t-il ; et fut tout courroucé sur ceux qui l’avoient là tant tenu, car on l’avoit informé que le roi d’Angleterre viendroit mettre le siége devant Arras, et là le vouloit-il trouver et combattre. Si se hâta le dit roi durement et s’en vint gésir ce premier jour à Saint-Pol à Terouenois[2] et le lendemain à Terouane ; et les Anglois étoient outre à Fauquemberg, et l’avoient toute robée et pillée. À lendemain, s’en partit le roi d’Angleterre et toute son ost, et passèrent à Lieques et dessous Arde, et rentrèrent ce jour en la ville de Calais. Messire Arnoul d’Andrehen qui, allant et venant, avoit toudis côtoyé les Anglois, et tenu si court, que l’arrière garde ne s’étoit oncques osé desfoucquer, poursuivit les Anglois de si près que, au rentrer en Calais, il se férit en la queue et partit à leur butin, et eut de leurs chevaux et de leur pillage et bien dix ou douze prisonniers, et puis s’en retourna en la bastide d’Arde, dont il étoit capitaine.

Ce propre jour vint le roi de France gésir à Fauquemberg et toute son ost là environ, où bien avoit plus de cinquante mille hommes. Si s’en vinrent là les François celle nuit, et lendemain au matin vint le maréchal de France messire Arnoul d’Andrehen, qui apporta nouvelles au roi ; que les Anglois étoient retraits en la ville de Calais. Quand le roi de France entendit ces nouvelles, si demanda conseil quelle chose il feroit ; on lui dit que de chevaucher plus avant contre les Anglois il perdroit sa peine, mais se retraisist vers Saint-Omer et là auroit nouvel avis. À cette ordonnance s’accorda le roi, et se retraist vers Saint-Omer et toutes ses gens aussi ; et se logea le dit roi en l’abbaye de Saint-Bertin qui est abbaye royale. Là, manda le roi tous les barons et les plus espéciaux de son conseil à savoir comment de cette chevauchée il pourroit issir à son honneur, car il étoit informé que le roi d’Angleterre étoit encore arrêté à Calais. Si fut adonc le roi conseillé qu’il envoyât messire Arnoul d’Andrehen et messire Boucicaut devers le roi d’Angleterre, lesquels deux chevaliers il connoissoit assez bien ; et lui demandassent bataille de cent à cent, ou de mille à mille, ou de pouvoir à pouvoir, « et que vous lui livrerez place et pièce de terre par l’avis de six de vos chevaliers et de six des siens. »

Le roi tint ce conseil à bon ; et montèrent les deux chevaliers, et se départirent de Saint-Omer ; et chevauchèrent vers Calais et envoyèrent devant un héraut pour impétrer un sauf-conduit. Il leur rapporta à Arde : donc chevauchèrent les dessus dits chevaliers outre, et vinrent jusques à Calais.

En ce propre jour au matin étoit arrivé au hâvre de Calais celui qui apportoit les nouvelles de Bervich, comment les Escots avoient pris le châtel de Bervich[3] et voulu écheller Rosebourch. Si en étoit encore tout pensieux et mérancolieux, et en avoit parlé ireusement au seigneur de Grastoch, qui la terre de Bervich, la cité et le dit châtel avoit en garde, quand il s’en étoit parti tellement que il n’y avoit mis si bonnes gardes que nul dommage ne l’en fut pris ; et de ce l’avoit-îl grandement blâmé. Mais le sire de Grastoch s’étoit à son pouvoir excusé, en disant qu’il y avoit laissé gens assez, mais qu’ils en eussent bien soigné. Si avoit le roi ordonné de retourner en Angleterre et dit ainsi : « Que lui venu à Douvres, il ne giroit jamais en une ville que une nuit, si auroit été à Bervich et atourné tel le pays que on diroit : « Ci sist Escosse. »

Nonobstant ce et ordonnance que il avoit mis de retourner en Angleterre, quand il sçut que les chevaliers de son adversaire le roi Jean vouloient parlementer à lui, il cessa de son ordonnance tant que il les eut ouïs ; et les fit venir avant devant lui, et ne leur fit nul semblant, en langage ni autrement, que il voulsist partir si soudainement ni retourner en Angleterre.

Quand messire Arnoul d’Andrehen et messire Boucicaut furent venus devant le roi, ils l’inclinènent et saluèrent bien et à point, ainsi que ils le sçurent bien faire et qu’à lui appartenoit, et puis lui remontrèrent pourquoi il étoient là venus en requérant la bataille, ainsi que ci-dessus est contenu et qu’ils étoient chargés d’en dire. Le roi d’Angleterre répondit à ce briévement en regardant sur messire Boucicaut, et leur dit : « Du temps que j’ai chevauché en France et logé devant Blangis bien dix jours, je lui mandai, ainsi que vous savez, que je ne désirois autre chose que la bataille. Or me sont venues autres nouvelles, pourquoi je ne me combattrai mie à l’ordinaire de mes ennemis, mais ils à volonté de mes amis. »

Ce fut la réponse finale que ils en purent du roi avoir et porter. Si prirent congé et se partirent de Calais et retournèrent arrière à Saint-Omer ; et recordèrent au roi de France et à son conseil la réponse, tout ainsi que ils l’avoient entendu et retenu du roi d’Angleterre. Si eurent les François sur cet avis, et virent bien que pour celle saison ils ne se combattroient point aux Anglois. Si donna le roi de France à toutes manières de gens d’armes congé, et de communautés aussi. Si s’en retournèrent chacun en leurs lieux. Il même s’en retourna en France ; mais à son département il laissa ens ès garnisons de Picardie grand’foison de bonnes gens d’armes, et demeura messire Arnoul d’Andrehen en la bastide d’Ardre pour garder les frontières.

Si retourna messire Jean de Hainaut quand il eut pris congé au roi de France. Ce fut la darraine chevauchée où le gentil chevalier fut, car le carême ensuivant, droitement la nuit S. Grigore[4], il trépassa de ce siècle en l’hôtel de Beaumont en Hainaut, et fut ensepveli en l’église des Cordeliers en la ville de Valenciennes. Là git-il moult révéremment. Si furent héritiers de toute sa terre les enfans du comte de Bois qui demeura à Crécy, car ile étoient enfans de sa fille, et furent Louis, Jean et Guy.

  1. C’est le père du célèbre maréchal de Boucicaut ; il fut lui-même depuis maréchal de France.
  2. Sur la Ternoise.
  3. Thomas Otterbourne, John Fordun et la Scala chronica, qui parlent de cette expédition de Douglas, prétendent qu’il n’y eut qu’une tour et la ville de prise, mais que le château tint bon.
  4. Il mourut le 5 décembre 1355 et pas le 5 octobre, à l’âge de 59 ans. Son corps fut porté à l’abbaye de Villiers.