Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie II/Chapitre XVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (Ip. 310-313).

CHAPITRE XVIII.


Comment le roi Édouard fit une chevauchée en Escosse, reconquit la bonne ville de Bervich et toute Escosse et puis se mit au retour en Angleterre.


Nous parlerons du roi d’Angleterre qui n’avoit mie mis en oubli le voyage d’Escosse, et conterons comment il persévéra. Il se partit adonc de Calais à tous ses gens d’armes et archers, et entra en ses vaisseaux et prit le chemin de Douvres. À son departement, il institua le comte de Sallebrin, à cent hommes d’armes et deux cent archers, à demeurer en la ville de Calais pour garder la ville contre les François qu’il sentoit encore à Saint-Omer. Quand le roi d’Angleterre et ses gens furent arrivés à Douvres, ils issirent des vaisseaux et se tinrent ce jour et la nuit ensuivant pour r’avoir leurs chevaux et leurs harnois hors des nefs, et au lendemain le dit roi se partit, et vint à Cantorbie, et fit là son offrande au corps Saint Thomas, et dîna en la ville, et puis passa outre, et toutes ses gens aussi, et ne prit mie le chemin de Londres, mais les adresses pour venir jusqu’à Bervich.

Or vous dirai d’une haute emprise et grande que messire Gautier de Mauny, ce vaillant et gentil chevalier, fit en ce voyage. Il prit congé du roi et dit qu’il vouloit chevaucher devant pour ouvrir le chemin. Le roi lui octria assez légèrement. Si chevaucha le dit messire Gautier, à ceux de sa charge, tant, par nuit et par jour, qu’il vint devant Bervich et entra en la ville, quand il eut passé la rivière de Tuide qui keurt devant ; et fut grandement conjoui de ceux de Bervich et liement recueilli. Si demanda à ceux qui là étoient du convenant des Escots et de ceux du châtel. Ou lui dit que les Escots tenoient le châtel, mais ils n’étoient point foison de gens dedans. « Et qui est leur capitaine ? dit messire Gautier de Mauny. » — « Ils l’est, répondirent cils, un chevalier escot, cousin au comte de Douglas, qui s’appelle messire Guille Asneton. » — « En mon Dieu, dit messire Gautier, je le connois bien, c’est un bon homme d’armes. Je vueil qu’il sente, et aussi tous ses compagnons, que je suis ci venu devant pour prendre les logis du roi d’Angleterre. »

Adonc messire Gautier de Mauny mit ouvriers en œuvre ; et avoit usage que il menoit toudis quarante ou cinquante mineurs ; si que ces mineurs il les fit entrer en mine à l’endroit du châtel. Cils mineurs n’eurent guère miné, quand par-dessous les murs ils trouvèrent uns beaux degrés de pierre qui avaloient aval et puis remontoient contre mont par dessous les murs de la ville et alloient droitement au châtel ; et eussent les Escots sans faute été pris par celle mine. Quand ils se perçurent que on les minoit, et furent signifiés aussi que le roi d’Angleterre à tout son effort venoit, si eurent conseil entre eux qu’ils n’attendroient mis ces deux périls, l’aventure de la mine et la venue du roi d’Angleterre. Si troussèrent tout ce que ils avoient de bon une nuit, et montèrent sur leurs chevaux, et se partirent du châtel de Bervich et le laissèrent tout vague ; et volontiers l’eussent ars au partir, et s’en mirent en peine, mais le feu ne s’y voult oncques prendre. Ainsi reconquit messire Gautier de Mauny le châtel de Bervich, ainçois que le roi son sire y pût venir[1] et l’en fit présent des clefs et lui raconta, sur les champs en venant celle part, comment ils l’avoient reconquis et l’aventure de la bonne mine qu’il avoit trouvée. Si l’en sçut le roi d’Angleterre grand gré et le tint pour grand vasselage. Si entra en la ville de Bervich à grand’ordonnance de menestrandies. Si le recueillirent moult honorablement les bourgeois de la ville.

Après le reconquêt de Bervich, si comme vous avez ouï, et que le roi et ses gens se furent rafraîchis en la cité et la marche cinq jours, le dit roi ordonna d’aller plus avant au pays, et dit que, ains son retour, il arderoit tout le plain pays d’Escosse et abattroit toutes les forteresses, et, pour ce mieux exploiter, il avoit fait charger sur la rivière de Hombre, en grosses nefs, grand’foison d’engins et d’espringalles[2] pour arriver en la mer d’Escosse, dessous Haindebourch, et tout premièrement abattre le fort châtel d’Haindebourch ; et disoit le roi que il atourneroit tel Escosse qu’il n’y lairoit châtel ni forte maison en estant. Avec tout ce, pour ce que le roi d’Angleterre savoit bien qu’ils ne trouveroient mie pourvéances à leur aise ens ou royaume d’Escosse, car c’est pour gens d’armes forains un moult povre pays, et que les Escots auroient tout retrait ens ès forêts inhabitables, le dit roi avoit fait charger bien quatre cents nefs de blés, de farines, de vins, de chairs, d’avoines et de cervoise pour soutenir l’ost, car il étoit jà moult avant en l’hiver. Si se départirent le roi d’Angleterre et ses gens, et chevauchèrent avant au pays en approchant Haindebourch ; et ainsi que ils alloient, les maréchaux de l’ost et leurs bannières couroient, mais ils ne trouvoient rien que fourrer. Si chevauchèrent tant, le roi et ses gens, qu’ils vinrent en Haindebourch, et se logèrent à leur volonté en la ville, car elle n’est point fermée.

Si se logea le roi en l’hôtel de la monnoie qui étoit grand et beau ; et demanda le roi si c’étoit l’hôtel du bourgeois d’Aindebourch qui avoit dit qu’il seroit maire de Londres. On lui dit : « Oil. » Si en eut le roi bons ris, et dit là à ses chevaliers le conte ainsi qu’il alloit : « Quand le roi David d’Escosse entra en notre pays de Northonbrelande et il vint devant le Neuf-Châtel sur Thin, le temps que nous étions devant Calais, il avoit avec lui un homme qui étoit sire de cet hôtel ; si disoit, et aussi disoient plusieurs Escots, que il conquerroit tout notre royaume d’Angleterre. Si que cet homme demanda par grand sens un don au roi d’Escosse, en rémunérant les services qu’il lui avoit faits. Le roi d’Escosse lui accorda, et lui dit qu’il demandât hardiment, et qu’il le donneroit, car il étoit trop tenu à lui. Cet homme dit : « Sire, quand vous aurez Angleterre conquise, et vous départirez les terres et les pays à vos gens, je vous prie que je puisse être maire de Londres, car c’est un moult bel office, et en toute Angleterre je ne désire autre chose. Le roi d’Escosse lui accorda légèrement, car ce lui coûtoit peu à donner. Si fut pris le roi, ainsi que vous savez et qu’il gît encore en notre prison, mais je ne sais ce que l’homme est devenu. S’il est mort ou vif je le saurois volontiers. » Les chevaliers qui avoient ouï le conte du roi eurent bons ris et dirent : « Sire, nous en demanderons. Et en demandèrent ; et rapportèrent au roi qu’il étoit mort puis un an.

Si passa le roi outre ce pourpos, et entra en un autre, que de faire assaillir le fort châtel d’Aindebourch à lendemain. Mais, ses gens qui l’avoient avisé et imaginé tout environ à leur pouvoir, l’en répondirent que on s’en travailleroit en vain, et qu’il ne faisoit mie à reprendre, fors par force d’engins.

Ainsi se tint le roi d’Angleterre en Aindebourch bien douze jours ; et attendoit là ses pourveances, vivres et artillerie, dont il avoit grand’necessité, car de blés, de farines, de chairs, trouvoient-ils petit ens ou pays, car les Escots avoient chassé tout leur bétail outre la mer d’Escosse[3] et la rivière de Taye[4], où les Anglois ne pouvoient avenir. Et si ils sentesissent que les Anglois vinssent avant, ils eussent tout chassé ens ès bois et ens ès forêts, et avoient bouté le feu ens ès granges, et tout ars, blés et avoines, parquoi les Anglois n’en eussent aise.

Pour cette deffaute convint le roi d’Angleterre et ses gens de retourner, car ils n’avoient nuls vivres, si ils ne leur venoient d’Angleterre et de la grosse navie du roi qui étoit chargée sur le Hombre, où bien avoit quatre cents gros vaisseaux de pourvéances ; mais oncques ils ne purent prendre terre en Escosse, là où ils tiroient à venir, car c’est un dangereux pays pour estrangers qui ne le connoissent. Et y eut, si comme je fus adonc informé, par tempête de mer, douze nefs péries et dévoyées, et les autres retournèrent à Bervich,

Entrementes que le roi d’Angleterre se tenoit en la ville de Haindebourch, le vint voir la comtesse Douglas, une moult noble, frisque et gentille dame, sœur au comte de la Marche d’Escosse. La venue de la dame réjouit moult le roi d’Angleterre, car il véoit volontiers toutes frisques dames, et la bonne dame avoit jà envoyé le roi de ses bons vins, car elle demeuroit à cinq lieues de Haindebourch en un fort châtel qu’on dit Dalquest ; de quoi le roi l’en savoit bon gré. La plus espéciale cause pourquoi la bonne dame vint là, je le vous dirai. Elle avoit ouï dire que le roi d’Angleterre avoit fort menacé d’ardoir à son département la pleine ville de Haindebourch où elle retournoit, à la fois ; car c’est Paris en Escosse, comment que elle ne soit point France. Si que la comtesse Douglas, quand elle eut parlé au roi, et le roi l’eut recueillie et conjouie, ainsi que bien le savoit faire, elle lui demanda tout en riant que il lui voulsist faire grâce. Le roi demanda de quoi, qui jamais ne se fut adonné que la dame fût là venue pour telle cause. Et la dame lui dit que il voulsist respiter de non ardoir la ville de Haindebourch pour l’amour de li. « Certes, dame, répondit le roi, plus grand’chose ferois-je pour l’amour de vous, et je le vous accorde liement, que pour moi ni pour mes gens elle n’aura jà nul mal.» Et la comtesse l’en remercia plusieurs fois, et puis prit congé au roi et aux barons qui là étoient. Si s’en retourna en son châtel de Dalquest.

Sachez que messire Guillaume Douglas son mari n’étoit mie là, mais se tenoit sur le pays en ès bois, atout cinq cents armures de fer, tous bien montés, et n’attendoient autre chose que le retour du roi et des Anglois, car il disoit que il leur porteroit contraire. Avec lui étoient le comte de Boskem, le comte d’Astrederne, messire Arcebaus Douglas son cousin, messire Robert de Versi, messire Guillaume Asneton et plusieurs bons chevaliers et écuyers d’Escosse qui étoient tous pourvus de leur fait et savoient les détroits et les passages, qui leur étoit grand avantage pour porter contraire à leurs ennemis.

Quand le roi d’Angleterre vit que ses pourvéances ne viendroient point, et si n’en pouvoient ses gens recouvrer de nulles ens ou royaume d’Escosse, car ils n’osoient chevaucher trop avant au pays, si eut conseil qu’il s’en retourneroit arrière en Angleterre. Si ordonna à déloger de Haindebourch, et de chacun mettre au retour. Ce fut une chose qui grandement plaisit bien à la greigneur partie des Anglois, car ils gissoient là moult malaisément ; et fit le roi commander sur la hart que nul ne fût si hardi, qui au département boutât ni mit feu en la ville de Haindebourch. Ce commandement fut tenu.

Adonc se mirent au retour le roi et ses gens pour r’aller en Angleterre ; et vous dis que ils chevauchoient en trois batailles et par bonne ordonnance, et tous les soirs faisoient bons guets, car ils se doutoient moult à être réveillés des Escots ; et bien supposoient que les Escots étoient ensemble, mais ils ne savoient où ni de quel côté ; et avint un jour que, au détroit d’une montagne où les Anglois et toute l’ost devoient passer, les Escots, qui connoissoient ce passage, s’étoient mis en embûche ; et chevauchoient les Anglois par le détroit de la montagne et le malaisé chemin en plusieurs routes, et ne cuidassent jamais que les Escots se fussent mis sur ce chemin ; mais si étoient, et savoient bien que le roi et tout son ost devoient repasser là. Ce propre jour faisoit laid et froid et pluvieux, et si mauvais chevaucher, pour le vent et pour le froid, que il ne pouvoit faire pire. Les Angîois, qui chevauchoient par routes, ne savoient mie que les Escots fussent si près d’eux mis en embûche ; et laissèrent les Escots passer la première, la seconde et la tierce route, et se boutèrent en la quarte en écriant : « Douglas ! Douglas ! » Et cuidoient certainement que le roi d’Angleterre fut en cette compagnie ; car leur espie leur avoit dit qu’il faisoit la quarte bataille. Mais le soir devant, les Anglois, par subtilité, avoient renouvelé leurs ordonnances et avoient fait sept routes pour passer plus aise ces détroits de Tuide ; et de ces montagnes naît la rivière de Tuyde, qui anciennement suelt départir Escosse et Angleterre ; et tournoie celle rivière en plusieurs lieux en Escosse et en Angleterre, et sur sa fin, dessous Bervich, elle s’en vient férir en la mer, et là est-elle moult grosse. Le comte Douglas et sa route, où bien avoit cinq cents armures de fer, s’en vinrent, ainsi que je vous dis, férir d’un rencontre sur ces Anglois, où il avoit plusieurs hauts barons et chevaliers d’Angleterre et de Brabant. Là furent ces Anglois reculés et reboutés, et en y eut plusieurs rués par terre, car ils chevauchoient sans arroi ; et si ils eussent attendu l’autre route, ils fussent venus à leur entente, car le roi y étoit qui fut tantôt informé de ce rencontre. Adonc sonnèrent les trompettes du roi, et se recueillirent toutes gens qui ces montagnes avoient à passer ; et vint là l’arrière garde, le comte de Sallebrin et le comte de La Marche, où bien avoit cinq cents lances et mille archers. Si férirent chevaux des éperons et s’en vinrent de-lez le roi. Si boutèrent hors leurs bannières. Tantôt les Estots perçurent qu’ils avoient failli à leur entente, et que le roi étoit derrière. Si n’eurent mie conseil de là plus attendre, ainçois se partirent ; mais ils emmenèrent plusieurs bons chevaliers d’Angleterre et de Brabant pour prisonniers qui là leur chéirent ens ès mains.

Ils furent tantôt évanouis ; on ne sçut qu’ils devinrent ; car ils se reboutèrent entre les montagnes ens ou fort pays. Si fut le sre de Baudresen près attrapé, car il étoit en celle compagnie ; mais il chevauchoit tout derrière, et ce le sauva, mais il y eut pris six chevaliers de Brabant.

Depuis cette avenue chevauchèrent toudis les Anglois plus sagement et mieux ensemble, tant qu’il furent dans leurs pays, et passèrent Rosebourch[5] et puis parmi la terre le seigneur de Percy, et firent tant qu’ils vinrent au Neuf-Châtel sur Tyne ; et là se reposèrent et rafraîchirent ; et donna le roi d’Angleterre congé à toutes manières de gens pour retraire chacun en son lieu. Si se mirent au retour, et le roi proprement aussi, qui peu séjourna sur le pays, si fut venu à Windesore, où madame la roine sa femme tenoit l’hôtel grand et étoffé.

  1. Suivant Thomas Otterbourne la ville de Berwick fut reprise le 13 janvier 1355 en prolongeant l’année jusqu’à Pâques, ou 1356 en comptant de janvier. Ni Fordun ni la Scala chronica ne font à Mauny, héros favori de Froissart, l’honneur de cette conquête. Froissart a raconté ces divers événemens avec plus de détails qu’aucun autre historien. Son récit est entièrement conforme à celui de Robert d’Avesbury, qui attribue aussi cette conquête à Gautier de Mauny. La seule circonstance qu’on trouve à ajouter à cette affaire dans les anciens historiens est l’envoi de Garencières dont j’ai déjà parlé d’après le témoignage de la Scala chronica, et qui est aussi mentionné par les anciens écrivains écossais.
  2. Sorte de machine qui servait à lancer des pierres, quand on assiégeait des villes.
  3. Froissart appelle probablement ainsi le Firth of Fourth qui est en effet d’une largeur telle que le Fourth en cet endroit ressemble plutôt à un bras de mer qu’à un fleuve.
  4. Le Tay est la rivière qui passe à Perth, ville que Froissart appelle toujours Saint-Johnston.
  5. Ce fut en allant à Édinburgh qu’Édourd passa à Roxburgh, où il reçut l’hommage d’Édouand Baliol, roi d’Écosse, le 26 janvier 1355, en faisant commencer l’année à Pâques, suivant l’acte de cession rapporté par Robert d’Avesbury. Le récit de J. Fordun indique toute l’indignation qu’un acte de bassesse semblable à celui de Baliol devait exciter dans les cœurs écossais.

    Voici sa narration simple et énergique :

    Nec prætermittendum, quod anno eodem statim incontinenti post deliberacionem villæ Berwici, prædicto regi apud Roxburghe personaliter existenti, priusquàm ulteriùs in terram Scociæ progrederetur. Edwardus de Balliolo, tanquam leo rugiens, occurrebat, et vix se ipsum præ irà capiens, in hæc verba, omni morte acerbiora, prorupit dicens : « O rex et optime princeps, quem præ cæteris mundi mortalibus hiis diebus novi potenciorem, causam meam et omne jus quod habeo vel habere potero in regno Scociæ, merè, simpliciter, et absolutè tibi tribuo, ut ulciscaris me de inimicis meis, gente videlicet Scoticanà, nacione falcissimà, quæ me semper abjecerunt, ne regnarem super eos. » In cujus facti evidentià coronam regiam, terram et lapides de homo Scociæ proprià manu sibi dicens, offerabat. « Hæc inquit, omnia, in signum vestituræ, tibi dono. Tantùm virililer age, et esto robustus, ac regnum, mihi olim debitum, tuis quæras imperpetuum. » Quà in re hoc quoque notandum est quia nijil à se dédit, quia nullum jus ab inicio habuit, tunc in manus alterius resignavit.