Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre I, Partie I/Chapitre XXXIII

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Livre I. — Partie I. [1327]

CHAPITRE XXXIII.


Comment le roi d’Angleterre se partit de la cité de Ébruich atout son ost pour aller vers Escosse, et comment les Escots entrèrent en Angleterre.


Quand ils eurent là séjourné par l’espace de quatre semaines après la bataille, on leur fit à savoir, de par le roi et les maréchaux, que chacun se pourvût dedans celle autre semaine, de charrettes et de tentes, pour gésir aux champs, et tous autres outils nécessaires pour aller par devers Escosse, car le roi ne pouvoit là plus séjourner.

Adonc se pourvut chacun au mieux qu’il put, selon son état. Quand on fut appareillé, le roi et tous ses barons se trairent hors et allèrent loger six lieues loin de la dite cité : et messire Jean de Hainaut et sa compagnie furent logés au plus près du roi pour honneur, et pourtant aussi qu’on ne vouloit mie que les archers qui tant les haioient eussent aucun avantage sur eux. Si séjournèrent le roi et ses premières routes deux jours, pour attendre les derniers et pour mieux aviser chacun si il lui failloît rien.

Au tiers jour après, l’ost qui étoit là se délogea et se trait avant de jour en jour, tant qu’on vint outre la cité de Duremmes[1] une grande journée, à l’entrée d’un pays qu’on appelle Northonbrelande, qui est sauvage pays plein de déserts et de grandes montagnes, et durement pauvre de toutes choses fors que de bêtes ; et court parmi une rivière pleine de cailloux et de grosses pierres que on nomme Tyne. Sur cette rivière siéd en un mont la ville et le châtel qu’on appelle Cardueil[2] en Galles, qui fut jadis au roi Artus, et où il se tenoit moult volontiers, et à val est la bonne ville que on appelle le Neuf-Chastel[3] sur Tyne. Là étoit le maréchal d’Angleterre atout grands gens d’armes, pour garder le pays contre les Escots qui gissoient aux champs pour entrer en Angleterre. Et à Cardeuil aussi gissoit grand’foison de Gallois, dont le sire de Moubray et le comte de Herford étoient conduiseurs et gouverneurs, et pour défendre le passage de la rivière[4] ; car les Escots ne pouvoient entrer en Angleterre sans passer outre la dite rivière[5]. Et ne purent savoir les Anglois certainement nouvelles des Escots jusques à ce qu’ils vinrent à l’entrée d’icelui pays : mais adonc purent voir apparement les fumières des hamelets et des villages qu’ils ardoient en vallées d’icelui pays ; et avoient passé cette rivière si paisiblement qu’oncques ceux de Cardueil ni ceux de Neuf-Chastel sur Tyne n’en surent nouvelles, ce disoient ; car entre Cardueil et Neuf-Chastel peut bien avoir environ vingt quatre lieues anglesches. Mais pour mieux savoir la manière des Escots, je me tairai un petit des Anglois, et deviserai aucune chose de la manière des Escots et comment ils scevent guerroyer.

  1. Durham.
  2. Carlisle, dans le comté de Cumberland. Froissart aura entendu d’une manière peu correcte la prononciation de cette ville et aura substitué un d à un l. Quant au son isle qui se prononce à peu près aïl, et qu’il écrit ueil, il lui était difficile de le représenter bien exactement en français. Lord Berners écrivait ce mot Carlyel. Froissart met cette ville en Galles, c’est-à-dire Galloway, et il n’y a là qu’une légère erreur ; les limites de la province de Galloway, qui ne comprend aujourd’hui que le Wigton-shire et le Kirkudbright-shire, n’étaient pas alors fort exactement tracées, et comme les Écossais et les Anglais étaient toujours en guerre sur ces provinces limitrophes, tantôt les provinces méridionales de l’Écosse s’agrandissaient aux dépens des provinces septentrionales de l’Angleterre, tantôt ces dernières s’agrandissaient aux dépens des autres. La véritable erreur géographique consiste à placer Carliste sur la Tyne, tandis qu’elle est placée sur l’Éden. Lord Berners et Johnes ont corrigé cette erreur dans leurs traductions, et modifient à peu près ainsi le texte de Froissart. « Sur cette rivière siéd la ville de New-Castle. Là était le maréchal d’Angleterre pour garder le pays. À Carlisle se trouvait un corps considérable de Gallois sous le commandement du sire de Mowbray et du comte de Hereford. » Froissart commet de plus ici une erreur historique en parlant de Cardueil en Galles qui fut, dit-il, jadis au roi Artus. Le fait est que les possessions d’Arthur ne se trouvaient pas de ce côté. Elles étaient placées dans la province de Galles méridionale, dans la partie appelée aujourd’hui Glamorgan-shire. Froissart aura confondu le pays de Galles, où s’étaient réfugiés les restes des anciens Bretons, avec la province écossaise de Galloway. Dans ce siècle de chevalerie, il n’est pas étonnant que le petit chef Arthur, battu par le Saxon Cerdic qui fonda l’état de Vessex (West-Saexna) dans la première moitié du sixième siècle, se soit grandi à un tel point dans l’imagination superstitieuse des Bretons humiliés. Ce qui aura pu contribuer à induire Froissart en erreur, c’est qu’il y avait en effet un Caer-leon dans le Montmouth-shire contigu au Glamorgan-shire, et que cette ville fut peut-être le siège de la résidence d’Arthur. Dans tous les romans de chevalerie, ce Caer-leon était appelé Cardueil, comme Froissart l’écrit. Le château de Carlisle est devenu plus tard la prison de Marie Stuart.

    Au reste, Froissart n’a fait que partager l’erreur commune à tous les habitans de ce qu’on appelle les Borders (marches) de l’Écosse. En parcourant moi-même ce pays, il y a plusieurs années, je l’ai trouvé encore tout rempli du souvenir d’Arthur. Ainsi par exemple, entre Carlisle et Penrith, j’ai trouvé un lieu appelé la Table Ronde d’Arthur. Une montagne contiguë au palais d’Holyrood à Édimbourg, s’appelle Arthur’s seat. Dumbarton, à quelques lieues du lac Lomond, est mentionnée dans le roman d’Arthur sous le nom d’Aldud, à cause de son nom erse d’Alcluyd. Bamborough-Castle est le châtel Orgueilleux. À Berwick on vous indique le château de la Joyeuse-Garde, habitation favorite de Lancelot du Lac. La forêt d’Ettrick était le lieu chéri de l’enchanteur Merlin, enterré, dit-on, à Drummelziar. Cette forêt était dans le domaine d’Urien et d’Ywain. Le comté de Galloway était le patrimoine de Gauvain. À Stowe, dans la vallée de Gala (Wedale ou Vallis-Sancta de Nennius), quelques milles au-dessus de Melrose, était l’église de Sainte-Marie où Arthur déposa un morceau de la vraie croix. Enfin à Meigle, dans le comté d’Angus, entre Coupar et Forfar, on vous montre encore la tombe de dame Ganore, la belle Gwenhyfar ou Genèvre de nos romanciers. On voit donc que Froissart s’est contenté d’accueillir les traditions du pays sans songer à examiner si elles étaient fondées ou non.

  3. New-Castle.
  4. L’Éden.
  5. Lisez comme les traducteurs anglais : l’une de ces deux rivières.