Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre L

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CHAPITRE L.


Comment la roine de Naples donna et résigna au pape Clément toutes ses seigneuries, et comment depuis le dit Clément les redonna au duc d’Anjou.


Entrementes que le pape Clément et les cardinaux se tenoient à Fondes, la roine de Naples le vint voir de son courage ; et se mit, elle et les siens, en son obéissance, et le volt bien tenir à pape. Cette roine avoit eu en propos un grand temps que le royaume de Sezille dont elle étoit dame et roine[1], et la comté de Provence, qui du royaume dépendoit, elle remettroit en la main du pape pour en faire à sa pure volonté, et donner et ahériter un haut prince, quel qu’il fût, du royaume de France, qui puissance eût de l’obtenir contre ceux qu’elle haioit à mort, qui descendoient du royaume de Honguerie. Et quand la roine de Naples fut venue à Fondes, elle se humilia moult contre et envers le pape, et se confessa à lui, et lui remontra toutes ses besognes, et se découvrit de ses secrets à lui, et lui dit : « Père saint, je tiens plusieurs grands héritages et nobles, tels comme le royaume de Naples, le royaume de Sezille, Puille, Calabre et la comté de Provence. Bien est vérité que le roi Louis de Sezille, duc de Puille et de Calabre, mon père[2], lui vivant, il reconnaissoit toutes ses terres de l’Église, et me prit par la main au lit de la mort[3] et me dit ainsi : « Ma belle fille, vous êtes héritière de moult riches et grands pays, et crois bien que plusieurs grands seigneurs tendront à vous avoir à femme pour les beaux héritages et grands que vous tenez. Or veuillez user et vous marier à si haut seigneur qu’il soit puissant à vous tenir en paix, et vos héritages aussi ; et s’il avient ainsi que Dieu le consente que vous n’ayez nuls hoirs de votre corps, si remettez tous vos héritages en la main du saint père qui pour le temps sera ; car le roi Robert mon père[4], au lit de la mort le me chargea ainsi : parquoi, ma belle fille, je le vous charge ; et si m’en décharge. » Et adonc, père saint, je lui eus en convent par ma foi, présens tous ceux qui en la chambre pouvoient être, que je lui accomplirois tout son darrain désirer. Voir est, père saint, que après son trépassement, par le consentement des nobles de Sezille et de Naples, je fus mariée[5] à Andrieu de Hongrie, frère au roi Louis de Hongrie, duquel je n’eus nuls hoirs[6] ; car il mourut jeune homme à Aix[7] en Provence. Depuis sa mort on me remaria au prince de Tarente qui s’appeloit messire Charles[8], et en eus une fille[9]. Le roi de Honguerie, pour la déplaisance qu’il eut de la mort du roi Andrieu son frère, fit guerre à mom mari, messire Charles de Tarente, et lui vint tollir Puille et Calabre, et le prit par bataille, et l’emmena en prison en Honguerie, et là mourut[10] ; et puis par l’accord des nobles de Sezille et de Naples, je me remariai[11] au roi James de Maillogres et mandai en France messire Louis de Navarre[12] pour épouser ma fille[13], mais il mourut sur le chemin[14]. Le roi de Maillogres[15] mon mari se départit de moi, en volonté de reconquérir son héritage de Maillogres que le roi d’Arragon lui tenoit à force ; car il avoit déshérité et fait mourir son père en prison[16]. Bien disois au roi mon mari que j’étois dame ayant assez puissance et richesses pour le tenir en tel état comme il voudroit ; mais tant me prêcha et me montra de belles paroles et raisons, en désirant de recouvrer son héritage, que je me assentis, ainsi que par demie volonté, que il fit son plaisir. Et à son département je lui enjoignis et enhortai espécialement que il allât devers le roi Charles de France et lui montrât ses besognes, et se ordonnât tout pour lui. De tout ce n’a-t-il rien fait, dont il lui en est mésavenu ; car il s’en alla rendre au prince de Galles, qui lui ot en convenant de lui aider, et ot greigneur fiance au prince de Galles que au roi de France à qui je suis de lignage. Entrementes qu’il étoit sur son voyage, je escripsis devers le roi de France et lui envoyai grands messages, en priant qu’il me voulsist envoyer un noble homme de son sang auquel je pusse ma fille marier, parquoi nos héritages ne demeurassent mie sans hoir. Le roi de France entendit à mes paroles, dont je lui en sçus bon gré ; et m’envoya son cousin messire Robert d’Artois[17], lequel ot ma fille épousée, père saint. Ens ou voyage que le roi de Maillogres mon mari, fit il mourut ; je me suis remariée à messire Othe de Bresvich[18] et pourtant que messire Charles de la Paix[19] a vu que j’ai voulu revêtir en son vivant messire Othe de mon héritage, il nous a fait guerre et nous prit au châtel de l’Œuf[20] par enchantement, car il nous sembloit à nous qui étions au châtel, que la mer étoit si haute qu’elle nous devoit couvrir. Si fûmes à cette heure si eshidés et si effrés que nous nous rendîmes à messire Charles de la Paix tous quatre, sauves nos vies. Il nous a tenus en prison moi et mon mari, ma fille[21] et son mari ; et tant est avenu que ma dite fille et son mari y sont morts. Depuis, par traité[22], nous sommes délivrés, parmi tant que Puille et Calabre lui demeurent ; et tend à venir à l’héritage de Naples, de Sezille et de Provence, et quiert alliances partout ; et efforcera le droit de l’Église sitôt comme je serai morte ; et jà, moi vivant[23], il en a fait son plein pouvoir. Pourquoi, père saint, je me vueil acquitter envers Dieu et envers vous, et acquitter les âmes de mes prédécesseurs. Si vous rapporte et mets en votre main, très maintenant, tous les héritages qui me sont dus de Sezille, Naples, Puille, Calabre et Provence, et les vous donne à faire votre volonté, pour donner et ahériter qui que vous voudrez et qui bon vous semblera, qui obtenir les pourra contre notre adversaire messire Charles de la Paix. »

Le pape Clément reçut ces paroles en très grand bien et le don en grand’révérence, et dit : « Ma fille, de Naples nous en ordonnerons temprement, tellement que les héritages auront héritier de votre sang, noble, puissant et fort assez pour résister contre tous ceux qui lui voudront nuire. » De toutes ces paroles, ces dons, ces déshéritances et héritances, on fit instrumens publics et authentiques, pour demeurer les choses au temps avenir en droit, et pour être plus authentiques et patentes à tous ceux qui en orront parler[24].

Quand la roine de Naples et messire Othe de Bresvich eurent fait ce pourquoi ils étoient venus à Fondes devers le pape, et ils eurent là séjourné à leur volonté et plaisance, ils prirent congé au pape et aux cardinaux, et s’en retournèrent à Naples. Depuis ne demeura gaire de temps, que pape Clément imagina en lui même que trop longuement séjourner ès parties de Rome ne lui étoit point profitable, et que les Romains et Urbain travailloient grandement à avoir l’amour des Neapoliens et de messire Charles de la Paix. Si se douta que les chemins ne fussent tantôt si clos par mer et par terre que il ne pût retourner en Avignon où il désiroit à venir ; et la plus principale et espéciale chose qui plus l’inclinoit à retourner, c’étoit qu’il vouloit donner en don, ainsi que reçu l’avoit, au duc d’Anjou, les droits que la roine de Naples lui avoit donnés et scellés. Si ordonna ses besognes bien sagement et secrètement ; et montèrent en mer, il et tous les cardinaux, et leurs familiers en galées et en vaisseaux qui leur étoient venus d’Arragon et de Marseille, le comte de Roquebertin en leur compagnie, un vaillant homme d’Arragon. Si eurent vent et ordonnance de mer à volonté, et arrivèrent sans péril et sans dommage à Marseille[25] dont tout le pays fut grandement réjoui. Et de là vint le pape en Avignon ; et signifia sa venue au roi de France et à ses frères qui en furent tout réjouis. Adonc le vint voir le duc d’Anjou qui se tenoit pour le temps à Toulouse. Si lui donna le pape à sa venue tous les dons dont la roine de Naples l’avoit revêtu. Le duc d’Anjou, qui tendoit toujours à hautes seigneuries et hauts honneurs si retint les dons[26] à grand’magnificence, et les accepta pour lui et pour ses hoirs ; et dit au pape que au plus tôt qu’il pourroit il iroit si fort ès parties par delà, que pour résister contre tous nuisans à la roine de Naples. Si fut le duc d’Anjou avecques le pape environ quinze jours, et puis s’en retourna à Toulouse de-lez la duchesse sa femme ; et le pape Clément demeura en Avignon. Si laissa ses gens d’armes, messire Sevestre Bude, messire Bernard de la Salle et Florimont, guerroyer et hérier les Romains.

  1. Jeanne, reine de Naples, ne possédait point la Sicile. En 1378, Marie, fille de Frédéric II ou III de la maison d’Arragon, était reine de Sicile. Il est vrai que, par un traité enlre le roi de Sicile et la reine de Naples, il avait été convenu que le royaume de Sicile serait dit seulement de Trinacrie, mais cela n’eut point d’exécution.
  2. Le père de Jeanne, reine de Naples, n’était, point Louis, roi de Sicile, mais Charles, duc de Calabre, mort en 1328, fils de Robert-le-Sage, roi de Naples, mort en 1343.
  3. Froissart a été très mal informé de ce qui regarde le royaume de Naples et la reine Jeanne. Non-seulement le père de la reine Jeanne n’était pas le roi de Sicile Louis, mais son père Charles, duc de Calabre, ne lui a pu tenir ces discours. Le prince est mort en 1328, et Jeanne, née en 1326, n’avait alors que deux ans. Robert-le-Sage, roi de Naples, grand-père de Jeanne, n’a pas pu non plus lui tenir ce discours, car il est mort le 19 janvier 1343. Or le discours que Froissart met dans la bouche du prince au lit de la mort, suppose que Jeanne était à marier. Tout ce discours du père de Jeanne et celui de Jeanne sont pleins de méprises.
  4. Le roi Robert n’était point le père de Louis, roi de Sicile, mais de Charles, duc de Calabre, père de Jeanne.
  5. Jeanne de Naples fut mariée à André de Hongrie, le 26 septembre 1333, du virant de Robert soir grand-père, qui n’est mort qu’en 1343.
  6. L’Histoire généalogique de la maison de France nomme Charles-Martel, né posthume d’André de Hongrie, le 25 décembre 1345, mort en Hongrie, âgé d’environ deux ans.
  7. André de Hongrie est mort étranglé, en 1345, dans la ville d’Averse, au royaume de Naples, et non pas à Aix en Provence.
  8. Jeanne de Naples épousa en secondes noces, en 1347, non Charles, mais Louis, prince de Tarente, neveu de Robert-le-Sage, grand-père de Jeanne.
  9. L’Histoire généalogique de la maison de France donne deux filles à Louis de Tarente, Catherine et Françoise, mortes jeunes.
  10. Louis de Tarente est mort le 25 ou le 26 mai 1362. (Voir l’Histoire généalogique de la maison de France, tome Ier, et l’Art de vérifier les dates).
  11. La reine Jeanne épousa en troisièmes noces, au mois de décembre 1362, Jacques ou Jayme, fils de Jayme II, dernier roi de Majorque, qui perdit le royaume et la vie, le 25 Octobre 1369, dans la bataille contre les troupes de don Pèdre IV, roi d’Arragon.
  12. Louis de Navarre, comte de Beaumont-le-Roger, frère de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre.
  13. Louis de Navarre épousa, en 1366, la princesse Jeanne, fille de Charles, duc de Duras, à qui le roi Louis de Hongrie fit trancher la tête à Averse, en 1348, et de Marie de Sicile, fille de Charles, duc de Calabre, et sœur puînée de Jeanne, reine de Naples. Ainsi Louis de Navarre a épousé non la fille, comme le dit Froissart, mais la nièce de la reine Jeanne de Naples.
  14. Louis de Navarre n’est point mort en chemin, il épousa Jeanne, nièce de la reine de Naples, en 1366, mourut en 1372, et fut enterré à la Chartreuse de Saint-Martin de Naples.
  15. Jayme ou Jacques, mari de Jeanne, reine de Naples, n’a jamais été roi de Majorque que de nom.
  16. Jayme II dernier roi de Majorque, père du mari de la reine de Naples, n’est point mort en prison ; il fut tué en combattant vaillamment à la bataille du 25 octobre 1349, contre les troupes du roi d’Arragon.
  17. Robert d’Artois, fils de Jean d’Artois, comte d’Eu, épousa Jeanne, duchesse de Duras, veuve de Louis de Navarre, mort en 1272. Cette princesse était fille de Charles, duc de Duras, et de Marie de Sicile, sœur de la reine Jeanne de Naples, dont elle était la nièce, et non pas la fille, comme Froissart la qualifie mal à propos dans le discours qu’il fait tenir ici à la reine Jeanne. Robert d’Artois et sa femme moururent en 1387.
  18. Othon de Brunswick épousa la reine Jeanne de Naples en septembre 1376. Il mourut en 1393.
  19. Charles de Sicile Duras, fils de Louis, comte de Gravine, fut surnommé de la Paix, à cause de celle qu’il procura entre son cousin Louis, roi de Hongrie, et les Vénitiens. Il épousa en février 1368 Marguerite de Duras, fille puînée de Charles, duc de Duras, et de Marie de Sicile, sœur de la reine Jeanne de Naples, avec l’expectative de la succession au royaume de Naples.
  20. Charles-de-la-Paix entra dans Naples le 16 juillet 1381, assiégea le château de l’Œuf le 17. La reine Jeanne fut obligée de se rendre vers la fin du mois d’août, non par enchantement, comme le dit ici Froissart, mais pour n’avoir pas été secourue à temps, les galères provençales n’ayant paru à la vue de Naples que le 1er  septembre, quatre jours après la reddition du château de l’Œuf. Othon n’a pas été pris dans le château de l’Œuf où était la reine Jeanne, mais dans une bataille qu’il perdit, le 26 août 1381, contre Charles-de-la-Paix, en venant au secours de la reine Jeanne.
  21. La princesse que Froissart suppose être la fille de la reine Jeanne, était seulement sa nièce, Jeanne de Duras, fille de sa sœur Marie, qui était alors mariée en secondes noces à Robert d’Artois.
  22. Il n’y a point eu de semblable traité entre la reine Jeanne et Charles-de-la-Paix qui l’a retenue en prison jusqu’à sa mort. On sait que cette princesse fut étranglée le 22 mai 1382. Pour Othon de Brunswick, il se sauva de prison en 1384, et mourut, comme on l’a déjà dit, en 1393.
  23. Dès le 2 juin 1381, Charles-de-la-Paix avait été couronné à Rome par le pape Urbain VI, et il resta en possession du royaume de Naples jusqu’à sa mort, arrivée en 1386.
  24. Froissart, qui écrivait alors en Hainaut, a été très mal informé des affaires du royaume de Naples. Cette conférence entre le pape et la reine Jeanne, à Fondi, et les discours que l’on fait tenir à l’un et à l’autre, pèchent contre la vérité de l’histoire. Clément Vit, élu en septembre 1378, ne resta pas long-temps à Fondi ; il se retira dans un château voisin, et de là à Naples, d’où il vint en France avec la reine Jeanne. Il y arriva le 10 juin 1379 ; or la plupart des faits rapportés dans le discours de la reine Jeanne sont de beaucoup postérieurs à cette date, et encore plus au séjour du pape Clément VII. On a vu dans les notes précédentes que les autres faits ne sont pas plus exacts.
  25. Clément VII arriva le 25 juin 1379 à Marseille, d’où il se rendit à Avignon.
  26. Le duc d’Anjou ne tint pas ses droits à la succession de la reine Jeanne de Naples de la donation de Clément VII, mais des lettres d’adoption de cette princesse, du 29 juin 1380, confirmées, pour ce qui regardait le royaume de Naples, le 21 juillet suivant, par Clément VII. Mais il est vrai que ce pape, qui avait un grand intérêt à ce qu’un prince français fût adopté par la reine de Naples, ménagea cette adoption en faveur du duc d’Anjou.