Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LI

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Livre II. [1379]

CHAPITRE LI.


Comment messire Jean Haccoude fut fait chef de la guerre d’entre le pape Urbain et le pape Clément, et comment le dit Clément fit décoller messire Sevestre Bude, Breton.


En ce temps avoit en la marche de Toscane, en Italie, un vaillant chevalier qui s’appeloit messire Jean Haccoude[1], qui plusieurs grands appertises d’armes y fit et avoit faites en devant ; et étoit issu hors du royaume de France quand la paix fut faite et parlementée des deux rois à Bretigny de-lez Chartres[2]. En ce temps il étoit un povre bachelier. Si regarda que de retourner en son pays il ne pouvoit rien profiter ; et quand il convint toutes manières de gens d’armes vider le royaume de France par l’ordonnance des traités de la paix, il se fit chef d’une route de compagnons qu’on appeloit les Tard venus ; et s’en vinrent en Bourgogne ; et là s’assemblèrent grand’foison de tels routes d’Anglois, Bretons, Gascons, Allemands et gens de Compagnies de toutes nations ; et fut Haccoude un des chefs par espécial, avecques Briquet et Carsuelle, par qui la bataille de Brinay fut faite ; et aida à prendre le Pont-Saint-Esprit[3] avecques Bernard des Forges ; et quand ils orent assez guerroyé et hérié le pays, le pape et les cardinaux, on traita à eux et vers le marquis de Montferrat, qui en ce temps avoit guerre aux seigneurs de Milan[4]. Ce marquis les emmena outre les monts, quand on leur eut délivré soixante mille francs, dont Haccoude en eut à sa part dix mille pour lui et pour sa route. Quand ils eurent achevé la guerre du marquis, les plusieurs retournèrent en France, car messire Bertran de Claiquin, le comte de la Marche, le sire de Beaujeu et le maréchal de France, messire Arnoul d’Endrehen, les emmenèrent en Espaigne combattre le roi Piètre pour le roi Henry, et aussi le pape Urbain cinq les y envoya[5]. Messire Jean Haccoude et sa route demeurèrent en Italie ; et l’embesogna pape Urbain tant qu’il vesqui contre les seigneurs de Milan. Aussi fit pape Grégoire régnant après lui. Et fit cil messire Jean Haccoude avoir au seigneur de Coucy contre le comte de Vertus et les Lombards une très belle journée ; et dient, et de vérité les plusieurs, que le sire de Coucy eût été rué jus des Lombards et du comte de Vertus, si n’eût été Haccoude qui lui vint aider à cinq cents combattans, pour la cause que le sire de Coucy avoit à femme la fille du roi d’Angleterre, et non pour nulle autre chose.

Cil messire Jean Haccoude étoit un chevalier moult aduré[6] et renommé ens ès marches d’Italie, et y fit plusieurs grands appertises d’armes. Si s’avisèrent les Romains et Urbain, qui se nommoit pape, quand Clément fut parti de Fondes, qu’ils le manderoient et le feroient maître et gouverneur de toute leur guerre. Si le mandèrent et lui offrirent grand profit, et le retinrent lui et sa route à sols et à gages, et il s’en acquitta loyaument ; car il, avecques les Romains, déconfit un jour messire Sevestre Bude et une grand’route de Bretons ; et furent sur la place tous morts ou pris, et messire Sevestre Bude amené prisonnier à Rome ; et fut en grand péril d’ètre décolé ; et au voir dire, trop mieux vaulsist que pour l’honneur de lui et de ses amis que il l’eût été au jour que il fut amené à Rome, car depuis le fit pape Clément décoler en la cité de Mâcon, et un autre écuyer breton avecques lui, qui s’appeloit Guillaume Boi-l’Ewe ; et furent souspeçonnés de trahison : pourtant qu’ils étoient issus hors de la prison des Romains, et ne pouvoit-on savoir par quel traité ; et vinrent en Avignon, et là furent-ils pris. De leur prise fut coupable le cardinal d’Amiens, car il les haioit dès le temps qu’ils faisoient la guerre en Romanie pour le pape ; car ils avoient sur les champs rué jus les sommiers[7] du cardinal d’Amiens ès quels il avoit grand’finance, vaisselle d’or et d’argent, et l’avoient toute départie aux compagnons qui ne pouvoient être payés de leurs gages, dont le cardinal tint ce fait à grand dépit et les accusa couvertement de trahison. Quand ils furent venus en Avignon, il fut avis que ils étoient là cauteleusement traits pour trahir le pape : si furent pris et envoyés à Mâcon, et là décolés. Ainsi se portoient les affaires en ce temps ens ès parties de là ; et on dit que messire Bertran de Claiquin fut durement courroucé de la mort messire Sevestre Bude, son cousin, contre le pape et contre les cardinaux ; et s’il eût vécu longuement, il leur eût remontré que la mort de messire Sevestre lui étoit déplaisant.

Nous nous souffrirons présentement à parler de ces matières, et entrerons à parler des guerres de Flandre, qui commencèrent en celle saison, qui furent dures et cruelles, et de quoi grand’foison de peuple furent morts et exilliés, et le pays de Flandre contourné en telle manière que on disoit adoncques que en cent ans à venir il ne seroit mie recouvré au point où les guerres l’avoient pris ; et remontrerons et recorderons par quelle incidence les mauvaises guerres commencèrent.

  1. Froissart défigure ainsi le nom de John Hawkwood, que quelques chroniques italiennes appellent Aguto, que d’autres traduisent par sa signification anglaise, Falcone in Bosco, et que les chroniques espagnoles nomment Agu.
  2. John Hawkwood sortit de France avec la compagnie anglaise vers 1361.
  3. Voyez Froissart, liv. I.
  4. Voyez Froissart, liv. I.
  5. Voyez Froissart, liv. I.
  6. Endurci aux fatigues de la guerre.
  7. Attaqué les chevaux qui portaient le bagage.