Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 681-684).

CHAPITRE CIV.

Comment, après le département, que le duc de Lancastre fit de Gallice en Portingal, les Espaignols et les François reconquirent, en peu de temps, le pays de Gallice ; et comment les Anglois, qui avoient été à la guerre de Gallice avec le duc de Lancastre, diffamoient le pays de Castille et de Gallice en leur pays ; et comment le duc d’Irlande qui s’étoit retiré d’Angleterre fut envoyé quérir par le roi de France et son conseil.


Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu en notre histoire, comment la départi des Anglois qui étoient en Gallice allés avecques le duc de Lancastre se fit, et comment le duc, sa femme et sa fille vinrent au Port de Portingal, et que là se tinrent un temps de-lez le roi Jean de Portingal et la jeune roine, fille au duc de Lancastre, si comme vous savez. Si il ennuyoit beaucoup au duc, assez y avoit-il cause, car rien de son profit en celle saison il n’avoit fait en Castille, mais son grand dommage ; y étant ses hommes morts de la morille, et tous les meilleurs chevaliers et écuyers de sa route. Et le pays de Gallice, qu’en venant il avoit conquêté à grand’peine, il le véoit tout reperdu et retourné devers le roi de Castille ; car, sitôt qu’il se fut départi et rentré en Portingal, et que les Espaignols virent, et les chevaliers de France qui derrière étoient demourés avecques le roi, et messire Olivier du Glayaquin, connétable de Castille, qu’il n’y avoit ens ès Anglois ni au duc de Lancastre nul recouvrer, ils entrèrent en quête de reconquérir à leur alliance et obéissance le pays de Gallice ; et ce fut tantôt fait. Car ceux des villes, des cités et des chastels de Gallice avoient plus grand’affection à être devers le roi que devers le duc de Lancastre, au cas qu’il ne pouvoit tenir les champs ni le pays ; car, si comme en Lombardie et en Italie, ils ont d’usage en Gallice et en Castille, et disent : « Vive le fort ! vive qui vainque ! »

Tout quant que le duc de Lancastre avoit pu assembler, de la Pâques jusques à l’entrée de juillet, tout fut retourné et reconquis, et rafreschi de nouvelles gens, François ou autres obéissans au roi de Castille ; et les Anglois, qui étoient demourés, de par le duc, en Gallice, ès cités, villes et chastels, en garnison, et qui bien et paisiblement s’y cuidoient tenir et être tout l’hiver, en étoient boutés hors, ou doucement ou autrement, ou morts les aucuns qui se vouloient tenir en leur force ; et les autres qui véoyent tout mal aller s’en départoient par traité, et on leur donnoit sauf conduit de retourner en Gascogne, et de passer parmi le pays de Castille, et retourner à Bayonne ou à Bordeaux. Et de tout ce étoit bien informé le duc de Lancastre qui se tenoit en la cité du Port, et si n’y pouvoit ni savoit aucunement remédier. Si il avoit aucunes fois des angoisses et de grands déplaisances au cœur, on ne doit pas croire du contraire ; car tant plus est le sire haut et de grand’noblesse et de prudence, tant lui sont les déplaisances plus amères, quand ses besognes tournent sur le pis. Nequedent il faisoit assez bonne chère, et disoit à la fois : « Or, si nous avons perdu celle année, nous aurons, par la grâce de Dieu, autre saison pour nous. Les fortunes de ce monde sont moult merveilleuses. Elles ne peuvent pas toujours être unies. »

D’autres part aussi le roi de Portingal le reconfortoit ce qu’il pouvoit, et lui disoit : « Sire, vous vous tiendrez ici en celle terre et escriprez votre parfait état à vos frères en Angleterre, et à vos amis, quoi qu’ils en sachent assez ; et sur le mars qui retourne, ils vous envoieront cinq ou six cens lances et deux mille archers ; et je remettrai d’autre part mon pouvoir ensemble, car mon peuple est de bonne volonté à faire guerre en Castille. Si leur ferons une bonne guerre. Une saison avient qu’un pays se perd, à l’autre se regagne. »

Le duc de Lancastre qui oyoit le roi de Portingal parler, prenoit en grand gré toutes ses paroles ; et lui disoit grand merci. Et toutefois, quoi que le roi de Portingal fût son fils, car il avoit sa fille épousée, et qu’il lui dît ce de bonne volonté, et que le duc y pouvoit bien ajouter foi, fait et créance, il ne découvroit pas tout son courage ; car bien savoit qu’Angleterre étoit troublée, et tout le pays en moult grand différend ; et avoient les seigneurs à entendre à plusieurs choses, tant pour la frontière du royaume d’Escosse, qui moult leur touchoit, que pour le duc de Bretagne qui étoit en grands traités envers eux ; et que à trop grand’peine, quand il se départit d’Angleterre, il avoit eu celle charge et armée de gens d’armes et archers. Si n’étoit pas son intention, car bien connoissoit les Anglois, que de rechef il dût être conforté. Car bien sentoit que le royaume d’Angleterre, pour le présent, avoit plus que son faix et charge, et que ceux qui pour la saison présente avoient été en Castille, tant gens d’armes comme archers, n’y retourneroient plus ; et mettoit en doute, et le savoit de vérité, que les retournés décourageroient le demourant du pays. Nonobstant qu’il imaginât bien toutes ces choses et ces doutes, si s’en portoit assez bel envers le roi de Portingal et les barons d’icelui pays.

Quand il eut été au Port un grand temps, et séjourné, il dit au roi de Portingal que profitable lui étoit de retourner à Bayonne et en la marche de Bordeaux, pour plusieurs raisons. Car d’être en Portingal, quoi qu’on l’y vît volontiers, il n’étoit pas sur son héritage, lequel il désiroit à avoir, la terre de Bordeaux et de Bayonne ; et disoit bien qu’en l’archevêché de Bordeaux et de Dax, en rentrant et descendant en Bigorre, et frontiant toute la terre des Labrissiens[1], du comte de Foix et du comte d’Ermignac, et d’outre la Gironne et la Dordogne, en rentrant en Périgord, en Quersin, en Rochellois, en Saintonge, côtoyant Poitou, rentrant en Gevaldan, en Rouergue, en Auvergne et en Limousin, avoit grand’foison de forts, et de garnisons, et de chastels, qui se tenoient bons et loyaux Anglois, et qui tous faisoient guerre, en l’ombre et au nom de lui. Si étoit bon, et pour le meilleur, qu’il fût de-lez eux, pour les reconforter et conseiller, si mestier étoit. Avecques tout ce, en Portingal il étoit trop loin des nouvelles d’Angleterre, car les Anglois ressoignoient ce voyage de Portingal, pour le lointain chemin et pour les rencontres de mer. Car toujours y sont nefs Espaignoles, ou Galliciennes, ou Sévilloises, ou des autres terres et ports de Castille, sur la mer, allans en Flandre pour leurs marchandises, ou retournans de Flandre en leurs pays ; pourquoi les périls y sont trop grands. Sur toutes ces raisons, et encore autres, s’ordonna le duc de Lancastre, et eut gallées armées et frétées que le roi de Portingal fit avoir, et son maître patron Alphonse Vretat.

Quand les gallées furent chargées, armées et appareillées, et que le temps fut bon et souef, et le vent bas et coy, et bien attrempément ventant, le duc de Lancastre, la duchesse et leur fille, prirent congé au roi de Portingal et à la roine ; puis entrèrent ens ès gallées et désancrèrent ; et prirent le parfond de la mer, cotoyant les terres ; et se mirent au danger de Dieu et du vent. Si eurent voyage bel et agréable, et vinrent, en bien briefs jours, férir et ancrer au hâvre de Bayonne. De la venue du duc de Lancastre furent moult réjouis ceux de Bayonne, car moult le désiroient, et bien lui montrèrent.

Quand le duc de Lancastre, la duchesse et leur fille, furent arrivés à Bayonne, si comme vous l’avez ouï recorder, les nouvelles s’en épandirent en beaucoup de lieux ; et en furent grandement réjouis ceux de Bordeaux et du Bordelois. Si l’allèrent voir messire Jean de Harpedanne, sénéchal de Bordeaux, et le sénéchal des Landes ; et aussi firent tous les gentils-hommes du pays : le sire de Mucident, le sire de Duras, le sire de Rosem, le sire de Landuras, le sire de Chaumont, le sire de l’Esparre, le sire de Chastel-Neuf, le sire de Compane, et plusieurs autres barons et chevaliers du pays. Il les recueillit ainsi comme ils venoient, ce ne fut pas tout à une fois, moult liement et moult doucement. Tous lui offrirent service et amour, ainsi comme on doit faire à son seigneur. Si se tint le duc toute celle saison à Bayonne. Et envoyoit et escripvoit aucunes fois en Angleterre, devers le roi son nevpeu, et aussi à ses frères, de son état ; mais, pour chose qu’il envoyât ni escripvît, il n’étoit en rien reconforté de gens d’armes ni d’archers d’Angleterre. Et étoit, tant qu’à la vue présente du monde, le duc de Lancastre et tous ses affaires, mis en nonchaloir ; et ne se levoit nul en Angleterre des seigneurs, ni s’offroit, ni s’avançoit, pour mettre gens d’armes sus, pour aller devers le duc de Lancastre. Car ceux qui avoient été au voyage de Portingal en disoient paroles déplaisantes parmi le royaume d’Angleterre, qui décourageoient tous les autres. Si disoient ces Anglois qui en Castille et en Portingal avoient été : « Ce voyage là ne nous est pas bien à la main. Il nous est trop loin. Mieux nous vaut, et plus profitable nous est la guerre de France. Car en France y a très souef pays, et doux et courtoise contrée, et air attrempé, et douces rivières, et beaux logis ; mais en Castille n’a que roches qui ne sont pas bonnes à manger au verjus, et moult aiguës, hautes et étranges, et dur air, et rivières troubles, et vivres divers, et vins moult forts et secs et chauds et hors de notre boisson, et povres gens et ords, et qui sont mal vêtus et mal habillés, et tout hors de notre ordonnance ; et est moult grand’folie d’y aller. Car, quand on entre en une grosse cité, ou ville, ou chastel, où on y cuide merveilles trouver, on n’y trouve rien que vins et bacons, et huches de sapin vuides. C’est tout le contraire du royaume de France ; car là avons nous trouvé dedans les cités et les bonnes villes, plusieurs fois, quand les aventures d’armes nous venoient et que nous les conquérions, tant de biens et de richesses que nous en étions tous ébahis. À celle guerre doit-on entendre là où profit y a, et là hardiment s’aventurer, et non pas en celle méchante guerre de Castille et de Portingal, où il n’y a que toute povreté et tout dommage. »

Ainsi en mille lieux devisoient les Anglois en Angleterre, qui en Castille et en Galice avoient été ; et tant que les seigneurs, qui le pays avoient à conseiller et gouverner, s’apercevoient que ce voyage étoit tout hors de la grâce des Anglois. Et aussi le pays étoit encore en trouble, et les justices nouvellement faites de Trésilien et des autres, et le duc d’Irlande parti hors d’Angleterre, et le roi Richard remis en l’administration de nouvel conseil, lequel il n’avoit pas encore bien appris. Si convenoit, par ces incidences, que les choses demourassent en dur état pour le duc de Lancastre, qui se tenoit en la cité de Bayonne, et s’y tint toute la saison.

Toutes ces besognes et ces ordonnances, tant d’Angleterre que de Castille et de Portingal, et tous les différends qui étoient advenus en Angleterre, tant du duc d’Irlande comme des autres, étoient bien sçus en France en la chambre et au conseil du roi. Or fut avisé du conseil du roi de France et de ses oncles, pour encore plus parfaitement savoir de toutes ces avenues, qu’on envoyeroit querre à Utret, de par le roi de France, le duc d’Irlande qui s’y tenoit ; et lui seroit donné bon sauf conduit et sûr, pour venir en France, et là demourer tant comme au roi plairoit, et de retourner aussi arrière, si la plaisance du roi et du duc étoit.

Bien convenoit qu’il fût envoyé querre par espéciaux messagers, et que lettres du roi fussent faites espécialement, ou autrement le duc d’Irlande ne se fût point parti d’Utret et de la marche, car il savoit bien qu’il étoit tout hors de l’amour et de la grâce du seigneur de Coucy qui est un moult grand baron en France et de son lignage. Et bien y avoit cause, comme il est ci-dessus dit et éclairci ; car, au vrai dire, ce duc s’étoit acquitté bien petitement vers sa femme, la fille au seigneur de Coucy ; et certes c’étoit, en conscience, la principale matière, qui plus le chargeoit, et lui tolloit bonne renommée, tant en France comme ailleurs, car autant en étoit blâmé, diffamé et haï en Angleterre, comme il étoit en France.

Quand on fut avisé et entallenté au conseil du roi et de ses oncles, de le mander, le sire de Coucy le débattit grandement ; mais on lui montra tant de raisons et de voies, qu’il s’en souffrit ; et faire le convenoit, puisque le roi le vouloit. Le roi qui étoit jeune avoit moult grand désir de voir ce duc d’Irlande, pourtant qu’on lui avoit dit qu’il étoit bon chevalier, et que le roi d’Angleterre l’avoit tant aimé que merveilles. Si fut mandé par un chevalier et un clerc secret du roi. Quand le duc d’Irlande ouït les premières nouvelles que le roi de France le demandoit, si fut moult émerveillé ; et eut mainte imagination sur ce mandement, à quoi il pouvoit tendre ni toucher. Toutefois en son conseil il trouva, que, sur le sauf conduit du roi, il pouvoit bien aller en France, voir le roi et puis retourner, si bon lui sembloit. Si fit ainsi, et se départit d’Utret et se mit au chemin, avecques ceux qui de par le roi l’étoient allés querre ; et chevauchèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Paris, car pour le temps le roi se tenoit là, et au chastel du Louvre. Si fut ce duc bien venu et recueilli du roi et de ses oncles moult liement. Si voult le roi de France qu’il prît sa résidence en France ; et lui fit administrer place et hôtel, pour lui et pour son état tenir. Il avoit bien de quoi, car il avoit mis hors d’Angleterre grand’finance, et encore lui en devoit aussi le connétable de France, pour la rédemption de Jean de Bretagne, dont il n’étoit pas encore tout payé. Si alloit et venoit le duc d’Irlande à la fois devers le roi ; et lui étoit faite bonne chère ; et à toutes les fêtes, joutes et ébattemens que le roi faisoit, le duc d’Irlande y étoit toujours des premiers appelé.

  1. Ceux du parti d’Albret.