Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 690-693).

CHAPITRE CVIII.

Comment le sire de Coucy et autres barons de France furent envoyés devers le duc de Bretagne ; et comment, devant leur arrivée vers lui, il rétablit, aux gens du connétable, les places qu’il avoit, de lui.


Quand le duc de Berry fut venu en France de-lez le roi et le duc de Bourgogne son frère et leurs consaux, comme l’évêque de Langres, l’évêque de Laon, le sire de Coucy et les barons de France, qui du détroit et secret conseil étoient, si eurent plusieurs colations de parlemens ensemble, tant pour l’état de Guerles où le roi avoit très grand’imagination d’aller, que pour le duc de Bretagne qu’on ne pouvoit mettre à raison et qui ne vouloit obéir. Et ne savoit-on envers lui qui envoyer, pour sagement traiter et doucement, et aussi qu’il voulsist croire : car jà y avoient été plusieurs vaillans hommes et sages, et qui bien s’étoient acquittés de remontrer droiture, et ce pourquoi ils étoient là venus et envoyés ; mais tout étoit retourné à néant, car on n’y avoit rien besogné de clair ni exploité. Dont le conseil du roi étoit tout troublé. Car on entendoit que le duc de Bretagne avoit, tout l’hiver et tout le temps, pourvu ses villes et ses chastels ; et montroit par ces apparens qu’il avoit plus cher la guerre que la paix. Et disoient bien les plus sages du conseil de France. « On parle d’aller en Allemagne, mais on devroit parler d’aller en Bretagne, et ruer jus de tous points ce duc qui est si hautain, et a toujours été, contre la couronne de France, qu’il ne veut obéir ni ne daigne. On n’aura jà nulle raison de lui si on ne remet en lui tout son mau-talent outre ; et, si on ne l’y met, il est par trop présomptueux. Il ne craint, aime, ni prise nullui. C’est une chose toute claire. Si le roi va en Allemagne et il denue son royaume de gens d’armes, ainsi qu’il convient qu’il fasse, car il n’y peut pas aller s’il n’y va très grandement bien pourvu, ce duc de Bretagne mettra les Anglois en son pays ; et entreront en France ; et jà davantage en sont les apparences trop grandes, car il y a une grosse armée de gens d’armes et d’archers anglois sur la mer, laquelle ne se départira point des bandes de Bretagne, tant qu’ils le puissent amender ; et où que la mer ou les grands vents les reboutent, toujours reviennent-ils devant Bretagne, et se tiennent là à l’ancre : si convient et est de nécessité qu’on ait à lui guerre ouverte, ou la paix. » Et disoient les aucuns, qui grandement imaginoient ce fait : « Ce seroit bon qu’on y envoyât de rechef l’évêque de Langres et le comte de Saint-Pol, car ces deux, duc et comte, eurent par mariage les deux sœurs[1]. » — « Nenny, répondit messire Yves Derrient qui étoit vrai Breton ; puisque de rechef vous voulez envoyer devers le duc, vous n’y pouvez envoyer de meilleur traiteur, ni plus agréable pour lui, que le seigneur de Coucy ; car aussi bien eurent-ils deux serours, et se sont toujours entr’aimés ; et souloient l’un à l’autre, quand ils s’escripvoient, escripre : beau-frère, et avec le seigneur de Coucy boutez-y ceux que vous voudrez. » — « Or nommez, maître Yves, puisque vous avez commencé, » dit le duc de Bourgogne. « Volontiers, dit-il, mais qu’il vous plaise. Avecques le seigneur de Coucy iront messire Jean de Vienne et le sire de la Rivière. Ce sont trois seigneurs très bien pourvus, et qui l’amèneront à raison, si jamais y doit venir. » — « Et nous le voulons, » répondirent les ducs de Berry et de Bourgogne.

Donc furent-ils chargés de quoi ils devoient parler, et sur quoi ils se devoient fonder, et toujours sur la plus douce voie qu’on pût aviser ; mais ils ne se départirent point si très tôt de Paris. Le duc de Bretagne sçut, avant que les seigneurs se missent à voie ni au chemin, qu’ils devoient venir en Bretagne, pour parler à lui : mais il ne savoit pas, aussi ne faisoient pas ceux qui l’informèrent, leur charge. Toutefois il véoit bien que la chose touchoit grandement, puisque le sire de Coucy y venoit. Si eut plusieurs imaginations sur celle affaire ; et se découvrit à aucuns de son conseil, le seigneur de Montbourchier et autres, à savoir comment il se pourroit chevir, et demandoit à être conseillé ; pourtant que commune renommée couroit que le duc de Lancastre marioit sa fille en France, au duc de Berry ; et étoient jà les choses si approchées, que messire Hélion de Lignac s’étoit mis au chemin, pour aller parler au duc qui se tenoit à Bayonne et qui grandement s’inclinoit à ce mariage : dont il avoit grand’merveille que le duc de Lancastre, son beau-frère, ne lui en avoit rien escript, et qu’il n’en savoit rien, fors que par ouïr dire ; ce que du temps passé ils n’avoient pas eu d’usage, car de toutes ses besognes, puisqu’elles touchoient en France ; il lui escripvoit. Ses consaux lui répondirent aucques, sur le point et article de son imagination, et lui dirent : « Sire, il vous faudra briser votre propos, comment qu’il soit, ou perdre trop grossement et mettre votre terre en guerre ; ce que vous devez bien ressoigner. Car vous n’avez que faire de jamais guerroyer, puisque vous pouvez demourer en paix, et puisqu’on vous en prie ; et si est madame votre femme grosse, où vous devez bien penser et regarder. Le roi de Navarre ne vous peut qu’un petit aider, car jà il a moult à faire de soi-même. Regardez, si le duc de Lancastre, qui est un sage et vaillant prince, donne et marie sa fille, ainsi qu’on dit qu’il le fait, au duc de Berry, ce sera un grand commencement de traiter paix entre France et Angleterre, ou unes longues trèves ; car vous devez savoir que le mariage ne se fera pas sans grandes convenances et alliances ; et verrez enfin le roi de Castille bouté hors de son royaume, car autant bien est-il en la puissance de France et des François, du défaire, comme il a été du faire, et encore mieux, puisqu’ils auront le duc de Lancastre et les Anglois de leur accord. Nous avons entendu, et vérité est, que le sire de Coucy, l’amiral de France et le sire de la Rivière, doivent venir en ce pays. Vous devez bien savoir qu’il y a grand’cause, et que la chose touche de près au roi qui s’ensoigne pour son connétable et pour son royaume. Et voudront, de par le roi et ses oncles, à celle fois ci savoir déterminément quelle chose vous voudrez faire, et si vous tiendrez toujours votre opinion. Si vous la tenez, nous imaginons, car par les apparences apprend-on les choses, que celle armée qui s’appareille si grande et si grosse pour aller en Guerles, selon la renommée qui court, se tournera toute sur vous. Or pensez de qui vous serez conforté, si vous avez la guerre, ainsi que vous aurez et n’y pouvez faillir, si le duc de Lancastre marie sa fille en France, ainsi comme il fera ; car il ne la peut mieux mettre pour recouvrer son héritage. Avecques tout ce, la plus saine partie des prélats, barons, chevaliers, cités et bonnes villes de ce pays, sont tous contre vous. Nous vous disons, puisque conseil demandez, qu’il est heure, plus que oncques ne fût, que vous vous avisiez ; et si mettez peine à garder votre héritage qui tant vous a coûté de sang, de sueur et de travail ; et brisez un petit ou assez, car faire le faut, la pointe de votre air. Nous savons bien que vous avez eu grand’haine à messire Olivier de Cliçon, et qu’il vous a courroucé par plusieurs fois ; aussi avez-vous lui, comment qu’il ne soit pas pareil à vous. Mais puisque le roi de France et ses oncles, et les barons de France, l’enchargent à l’encontre de vous, il sera secouru, car il est connétable. Et si le roi Charles, dernier mort, vesquît, qui tant l’aimoit, et ce fût avenu de vous à lui, nous savons de vérité et de fait qu’il eût avant coûté au roi la moitié de son royaume que l’injure ne fût amendée. Mais le roi Charles, son fils, est jeune ; si ne prise pas les choses ainsi, comme il fera encore s’il vit dix ans. Il vient, et vous vous en allez. Si vous entrez en nouvelles guerre contre les François, avecques toutes les choses que nous vous avons dites, ce ne sera pas de notre conseil, ni de conseil d’homme qui vous aime. Il vous faut dissimuler. Quelle chose avez-vous à faire, de tenir à présent trois chastels, l’héritage de messire Olivier de Cliçon, et de les avoir pris sur la forme que vous les tenez ? Soit que vous demeurez en paix ou en guerre, ils vous coûteront plus à faire garder en trois ans, qu’ils ne vous porteront de profit en douze. Si les rendez moyennement, et ôtez-en votre main et office. Et, quand la renommée courra, car on ne fait rien qu’il ne soit sçu, que doucement et sans contrainte vous en serez parti, vous adoucirez et attemprerez grandement la félonie de plusieurs, et ferez grandement au plaisir de monseigneur de Bourgogne qui ne vous grèvera pas en vos besognes, ce savons nous de sentiment, du plus qu’il pourroit bien s’il vouloit. Et ce moyen lui vient de par votre bonne amie et cousine, madame de Bourgogne, sa femme ; car il en a un moult bel enfant, et ce sont ceux qui aujourd’hui le plus près vous attiennent. Or considérez bien doncques, et d’où vous venez, et les parties dont vous êtes issu ; et n’éloignez pas ceux que vous devez approcher, car ce seroit folie ; et si en seriez petit plaint. En Angleterre n’avez vous jamais que faire, car les Anglois sont assez ensoignés d’eux-mêmes. Ils vous montreront bel semblant et promettront grand’amour et grand service, de tant qu’ils penseront à mieux valoir de vous, et rien outre. Vous l’avez éprouvé et le savez de certain, car vous fûtes nourri entre eux dès votre jeunesse. »

Quand le duc de Bretagne eut ouï parler son conseil si vivement, et remontrer les doutes et les périls où il pouvoit encourre, si raisonnablement, si fut tout esbahi, et se tut un long temps sans rien parler ni répondre, lui appuyant sur une fenêtre qui regardoit en my sa cour, son conseil devant et derrière lui. Et là eut plusieurs imaginations ; et, quand il se retourna, il dit ainsi : « Je crois et vois bien du tout clairement, qu’à votre pouvoir me conseillez loyaument, et autre chose ne m’est besoin que bon conseil. Mais comment se pourroit nourrir parfaite amour, où il n’a que toute haine ? Comment pourrai-je aimer Olivier de Cliçon qui tant m’a courroucé, et par tant de fois ? La chose au monde dont je me repens le plus, c’est que je ne le fis mourir, quand je le tins en mon danger au chastel de l’Ermine. » — « En nom Dieu, sire ! dirent ceux de son conseil, s’il eût été occis, et il fût mort, vous ne l’eussiez pas rançonné, ni pris, en saisine son héritage, car nous avons ressort en la chambre de parlement à Paris. Jean de Bretagne et le fils au comte de Rohan, qui sont ses hoirs et héritiers de toutes ses terres, car ses filles sont leurs femmes, se fussent retraits à l’héritage comme au leur. Et de celle chose recevez-vous bien grand blâme et paroles en France ; car quoique vous soyez ici, et que vous teniez la possession des chastels, si est la cause et querelle, demenée et parlementée au palais à Paris, en la chambre de parlement ; et les perdrez par sentence arrêtée, car nul n’est là pour vous qui réponde aux articles dont le connétable vous a mis en jugement. Et quand vous les aurez perdues, lors auront messire Olivier de Cliçon et ses hoirs juste cause et querelle de vous traire en défaut et en titre de guerre. Et, si le roi et le pays de Bretagne vous veulent gréver, et eux aider, il vous faudra plus grand’puissance avoir pour vous défendre que nous ne voyons à présent que vous ayez. Si vaut trop mieux plaider pendant que vous remettez les chastels arrière, et qu’on vous en sache gré, que non pas adonc qu’une définitive sentence et un arrêt à votre condamnation du parlement vienne sur vous. Et de l’argent, c’est bon droit, si vous êtes pressé jusques à là, on prendra termes. Ainsi vous départirez-vous d’esclandre du peuple, qu’on doit moult ressoigner à son déshonneur, et vous reformerez, comme en devant, en paix et en amour envers ceux où vous le devez être : c’est le roi de France, votre souverain et naturel seigneur, et monseigneur de Bourgogne et vos cousins, ses enfans. À l’exemple de quoi vous avez vu, de votre temps, le comte de Flandre, votre cousin-germain, qui étoit si haut prince, si sage et si vaillant, comment sur la fin de ses jour eut-il affaire par incidences merveilleuses qui lui survinrent ; et convint, ou autrement il eût été homme comme du tout défait et bouté hors de son héritage, qu’il s’humiliât envers le roi de France et ses oncles, et les nobles du royaume, qui tous lui aidèrent à recouvrer son héritage. » — « Or, dit le duc, je vois bien, puisque j’ai demandé conseil qu’il faut que je le prenne et accepte votre parole et ce qu’avez dit. »

Il me semble que, depuis, les choses se portèrent si bien qu’on en vit l’apparent : car le duc de Bretagne, qui bouté s’étoit en possession et saisine des chastels du connétable, si comme vous savez et que ci-dessus est contenu, remanda ses gens et se déporta de la saisine, et furent rétablis les hommes du connétable. Ainsi s’amodérèrent les besognes. Nequedent celle restitution ainsi faite ne suffit pas encore au conseil du roi, si le connétable ne r’avoit tout son argent, et, outre, si le duc ne venoit en personne s’excuser à Paris au roi, présens les pairs de France, et, de l’amende, en attendre l’aventure telle que les pairs du royaume de France, par grand’délibération du conseil, voudroient juger sur lui.

Quand les nouvelles de la restitution du chastels du connétable et la vraie connoissance en fut venue auprès du seigneur de Coucy et aux autres qui ordonnés étoient d’aller en Bretagne devers le duc, si en furent tous réjouis. Et dit le sire de Coucy : « Or, avons nous moins à faire. Je suppose que le duc de Bretagne nous croira quand nous parlerons à lui. » Il me fut dit ainsi, qu’avant que ces trois barons, qui ordonnés étoient de faire ce voyage, se départissent de Paris, les ducs de Berry et de Bourgogne eurent étroit conseil à eux, en disant qu’ils fissent tant par douces paroles, non par rigoureuses, si le duc de Bretagne ne vouloit à ce descendre qu’il venist jusques à Paris, à tout le moins qu’il venist jusques à moyenne du chemin, en la ville de Blois ; et là les trouveroit-il ; et auroient parlement ensemble.

Ces trois barons, qui prudens et pourvus étoient, répondirent qu’ils en feroient leur pouvoir. Or se mirent-ils à chemin, et chevauchèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent en la cité de Rennes en Bretagne, et demandèrent du duc, et on leur dit qu’il étoit à Vennes. Ils prirent le chemin de Vennes, et firent tant par leurs journées qu’ils y arrivèrent. Leur venue étoit jà toute sçue en l’hôtel du duc, car ils avoient envoyé leurs varlets devant pour prendre leurs hôtels. Le duc s’étoit aussi pourvu de bon conseil de-lez lui, et de ceux où il avoit la greigneur fiance, et des hauts barons de Bretagne, pour plus honorablement recueillir les dessus nommés. Quand ils entrèrent en la cité de Vennes on leur fit très bonne chère, et vinrent audevant d’eux les chevaliers et les gens du duc, et proprement le sire de Laval qui là se tenoit. Si descendirent en leurs hôtels, et s’appareillèrent et rafreschirent, et trouvèrent bien de quoi ; et puis montèrent sur leurs chevaux et allèrent droit au chastel, qu’on dit à la Motte, là où ils trouvèrent le duc qui leur vint au devant, et les conjouit et recueillit moult liement ; et leur dit qu’ils fussent tous les bien venus, et qu’il les véoit très volontiers. Et prit le seigneur de Coucy par la main, et par espécial il lui fit grand’chère, et lui dit : « Beau-frère, vous nous soyez le bien venu. Je vous vois volontiers en Bretagne. Si vous montrerai chasses de cerfs et volerie de faucons, beaux et bons, avant que vous départiez de moi. » — « Beau-frère et sire, répondit le sire de Coucy, grand merci ; et tout ce verrons nous volontiers, avec ces seigneurs mes compagnons, qui ci vous sommes venus voir. »

Là y eut grand approchement et grandes accointances d’amour ; et les mena le duc en sa chambre, tout janglant et riant de plusieurs oiseuses paroles, ainsi que seigneurs, qui ne se sont vus de grand temps s’entr’acointent, et comme tous quatre, l’un parmi l’autre, le savoient bien faire, autant bien, ou mieux, que seigneurs que je visse oncques, sans parler du duc de Brabant, du comte de Foix, ni du comte de Savoie ; et par espécial le sire de Coucy en toutes ces choses, en étoit tant qu’à mon avis le souverain maître, et celle grâce lui portoient seigneurs et dames par tout, fût en France, en Angleterre, en Allemagne, en Lombardie, et en tous lieux où il avoit conversé ; si avoit-il en son temps moult travellé et vu du monde ; et de nature il y étoit aussi introduit et enclin. Entrues que ces seigneurs jangloient et parloient de toutes accointances et non d’autre sens, furent apportées épices en beaux drageoirs[2], et bons vins en pots d’or et d’argent. Si prirent les seigneurs vin et épices ; et assez tôt après prirent congé au duc, et retournèrent en leurs hôtels ; mais avant leur département ils allèrent voir la duchesse qui leur fit bonne chère ; et là de rechef ils prirent vin et épices et prirent congé, et puis retournèrent à leurs hôtels pour eux aiser. Ainsi se portèrent les besognes ce premier jour, ni oncques ils n’entamèrent nul de leurs procès sur l’état desquels ils étoient fondés et pour lesquels ils étoient venus en Bretagne.

  1. Elles étaient filles du premier mariage de la princesse de Galles : le duc de Bretagne épousa l’une en second mariage, et le comte de Saint-Pol l’autre. Quant au sire de Coucy, il épousa une des filles du roi Édouard d’Angleterre et le duc de Bretagne l’autre, en premières noces.
  2. Vases à mettre des dragées.