Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 697-698).

CHAPITRE CX.

Comment les ducs de Berry et de Bourgogne partirent pour aller à Blois et des parlemens et traités ; qui furent faits au duc ne Bretagne, qui là vint ; tellement qu’ils l’emmenèrent à Paris, ainsi comme outre et contre sa volonté propre.


Si comme il est ci-dessus contenu, et que je vous ai commencé à dire, fit le duc de Bretagne aux ambaxadeurs de France très bonne chère, et par espécial au seigneur de Coucy, car il avoit grand désir du voir. Le sire de Coucy, si comme je fus adoncques informé, fut l’un de ceux qui plus brisa le duc de Bretagne par ses belles, douces et subtiles paroles : quoique messire Jean de Vienne et le sire de la Rivière en fissent aussi, du traiter et du parler, très bien leur devoir ; mais il ne fut oncques heure, qu’un prince et un seigneur, puisqu’on le prie, ne s’inclinât plutôt aux traités et paroles d’un homme que d’un autre. À grand’peine voult accorder le duc de Bretagne qu’il viendroit jusques en la ville de Blois, à l’encontre des ducs de Berry et de Bourgogne. Toutefois il fut mené par tant de belles paroles qu’il l’accorda ; mais il dit qu’il n’iroit plus avant. « C’est notre entente, sire, ce dit le sire de Coucy, s’il ne vous vient grandement bien à plaisance et bien à point. »

Ces trois seigneurs furent avecques le duc de Bretagne ne sais quants jours, et puis prirent congé, et retournèrent en France, et contèrent aux ducs de Berry et de Bourgogne comment ils avoient exploité. Sur cel état les deux ducs s’ordonnèrent pour aller à Blois, et de là en la ville de Blois attendre le duc de Bretagne, et parlementer à lui ; et envoyèrent faire devant leurs pourvéances, ainsi comme à eux appartenoit. Tout premièrement le duc de Berry y vint. Si se logea au chastel, et là trouva la comtesse de Blois, et son fils et sa fille, qui recueillirent grandement et bellement, ainsi comme à lui appartenoit, et que bien le savoit faire. Le comte Guy de Blois pour ce jour étoit en son pays ; mais il se tenoit au chastel Regnaud, et ne faisoit nul grand compte de la venue du duc de Bretagne. Il suffisoit assez quand la comtesse sa femme et ses enfans y étoient. Or y vint le duc de Bourgogne à grand arroi ; et vint adonc en sa compagnie messire Guillaume de Hainaut, son gendre, comte d’Ostrevant, et Jean de Bourgogne, fils du duc qui se nommoit comte de Nevers. Si se logea le duc au chastel ; et tint là son état. Après ce, vint le duc de Bretagne, non pas en trop grand arroi, mais son hôtel seulement : bien étoit à trois cens chevaux, car l’intention de lui étoit telle que, vu les ducs dessus nommés et parlé à eux, sans venir plus avant en France, il retourneroit arrière en son pays dont il étoit parti ; et l’intention des ducs de Berry et de Bourgogne étoit tout autre, car ils disoient que, voulsist ou non, ils le feroient venir jusques à Paris.

Le duc de Bretagne, son corps, se logea dedans le chastel de Blois, chez une chanoinie de Saint-Sauveur ; et ses gens se logèrent bas en la ville. Aussi firent les gens des ducs et des comtes dessus nommés ; mais les seigneurs tenoient leur état au chastel : lequel est bel, grand, fort et plantureux, et un des plus beaux du royaume de France. Là furent les seigneurs en parlement ensemble ; et firent les deux ducs de Berry et Bourgogne au duc de Bretagne bonne chère, et lui montrèrent grand amour ; et le remercièrent grandement de ce qu’il s’étoit tant travaillé qu’à leur prière il étoit là venu et descendu en la ville de Blois. Le duc de Bretagne se feignoit ce qu’il pouvoit, et disoit que pour l’amour d’eux votrement étoit là venu et à grand’peine, car il n’étoit pas bien haitié. Or s’entamèrent paroles et traités de ces deux ducs au duc de Bretagne, en lui remontrant, puisqu’il étoit venu si avant, qu’il n’avoit rien fait, s’il ne venoit à Paris voir le roi qui trop grandement le désiroit à voir. De ce voyage se commença fort à excuser ce duc de Bretagne par plusieurs raisons ; et dit qu’il étoit trop deshaitié pour faire un long chemin ; et que là il étoit simplement venu, sans nul arroy, ainsi que pour tantôt retourner.

On lui dit moult doucement que, sauve fût sa femme, il ne lui convenoit point avoir trop grand état pour venir voir le roi, son souverain seigneur ; et qu’au besoin, s’il ne pouvoit chevaucher, ils étoient tous pourvus de char et de litière pour venir plus aisément ; et qu’il étoit tenu de faire hommage au roi, car encore ne l’avoit-il point fait. Le duc disoit, en lui excusant, que, quand le roi auroit son âge, et qu’il seroit en son gouvernement, sans le gouvernement de ses oncles, il viendroit à Paris, ou là où il plairoit au roi lui mander ; et lui feroit hommage, car ce seroit raison. Les deux ducs de Berry et de Bourgogne disoient par douces paroles, qu’il avoit âge et sens assez pour recevoir hommage ; et que tous les seigneurs du royaume de France tenans de lui, excepté lui à qui ils parloient, l’avoient fait et relevé ; et qu’il étoit au vingt et unième an de son âge.

Quand le duc de Bretagne vit que ses excusances ne seroient point ouïes, ni auroient leur lieu, si dit ainsi : « Si je vais à Paris, ce sera trop grandement hors de ma volonté, et en mon préjudice. Car là est, ou sera, quand j’y serai, messire Olivier de Cliçon que je ne puis aimer, ni jamais n’aimerai, ni il moi, qui m’assaudra de paroles déplaisantes et impétueuses. Or regardez les grands meschefs qui en pourront naître et venir. » — « Nenny, répondirent les deux ducs et par espécial le duc de Bourgogne, beau-cousin, ne faites nulle doute de ce côté-là, car nous vous jurons solemnellement et véritablement que jà le connétable ni Jean de Bretagne, si vous ne voulez, vous ne les verrez ni ne parlerez à eux ; de ce point soyez tout assurés ; mais verrez le roi qui vous désire à voir, et les autres barons et chevaliers de France qui vous feront bonne chère ; et quand vous aurez fait ce aimablement pourquoi vous serez là venu, vous vous en retournerez sans péril et sans dommage. »

Que vous ferai-je long conte ? Tant fut le duc de Bretagne prié et mené de douces paroles et courtoises, qu’il s’assentit à ce, et se condescendit qu’à Paris il iroit. Mais toutefois ses devises étoient telles : que le connétable de France ni Jean de Bretagne point ne verroit, ni en la présence de lui point on ne les mettroit ; et tout ce lui eurent les deux ducs, par foi et par serment, loyalement en convenance ; et il leur créanta aussi par sa foi, que sur cel état à Paris il viendroit.

Environ cinq ou six jours après furent-ils là à Blois ensemble ; et donnèrent les ducs, chacun à la tour, à dîner moult humblement et très hautement à l’un l’autre, et la comtesse de Blois aussi, et ses enfans ; et, quand ces choses furent toutes accomplies, les deux ducs prirent congé au duc de Bretagne, et s’en retournèrent aussi vers Paris ; mais messire Guillaume de Hainaut ne retourna pas à Paris avecques son beau-père et seigneur, monseigneur de Bourgogne ; avant se mit-il à chemin, avecques la comtesse de Blois et son cousin Louis de Blois, et sa cousine la fille au duc de Berry ; et s’en vint en leur compagnie à Chastel-Regnaud, voir le comte Guy de Blois qui là se tenoit, lequel lui fit très bonne chère et le vit moult très volontiers ; et fut en ébatement là, de-lez eux, environ trois jours ; et puis prit congé ; et se partit d’eux ; et s’en retourna en France, par Châteaudun et par Bonneval.