Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 698-700).

CHAPITRE CXI.

Comment Louis d’Anjou, fils du feu duc d’Anjou qui fut oncle du roi Charles sixième, entra dedans Paris, comme roi de Sicile : comment le duc de Bretagne y entra la nuit Saint-Jean-Baptiste, l’an mil trois cent quatre vingt huit, et d’un fait d’armes qui fut fait devant le roi à Montreau-faut-Yonne, d’un Anglois appelé messire Thomas Harpinghen avec messire Jean des Barres.


Le duc de Bretagne s’en vint à Bois-Gency sur Loire, et là ordonna une partie de ses besognes, pour venir vers Paris. En ce temps entra à Paris, par avant que le duc de Bretagne y entrât, la roine de Sicile et de Hierusalem, qui femme avoit été au duc d’Anjou qui nommé s’étoit roi de toutes ces terres et aussi de Naples ; et vous dis que la dame, pour ce en fais-je mention, amenoit son jeune fils Louis en sa compagnie ; lequel on nommoit jà, par toute France, roi des terres dessus dites. En leur compagnie étoit Jean de Bretagne, frère à la dame ; et venoient à Paris. Avant que la dame entrât en Paris, elle signifia à ses frères, les ducs de Berry et de Bourgogne[1], qu’elle venoit à Paris, et amenoit son jeune fils Louis en sa compagnie, et leur nepveu. Si vouloit savoir si elle entreroit à Paris, qui est cité si authentique et le chef du royaume de France, en état comme roi, ou simplement comme Louis d’Anjou. Les deux ducs lui remandèrent, eux bien avisés et conseillés, qu’ils vouloient qu’il entrât comme roi de Naples, de Sicile et de Hierusalem ; et quoique pour le présent il n’en fût pas en possession, ils lui aideroient, et feroient le roi de France aider, tant et si avant qu’il auroit et tiendroit la seigneurie et possession paisible des terres dont il avoit pris le titre, car ainsi l’avoient-ils juré en France à leur frère, le roi Louis. Sur cel état s’ordonna la dame ; et vint et entra en Paris ; et fit son fils entrer à Paris et chevaucher toute la grand’rue Saint-Jacques, jusques en son hôtel en Grève, en état de roi, accompagné de ducs, de comtes et de prélats, à grand’foison ; et là se tint la dame et son fils ; et puis à cour ils allèrent voir le roi qui se tenoit en son chastel du Louvre, en attendant la venue du duc de Bretagne.

Quand le duc de Bretagne approcha de Paris, il s’arrêta au Bourg-la-Roine, une nuit ; et lendemain il devoit entrer à Paris, ainsi qu’il fit. Et étoit grand’nouvelle parmi Paris de sa venue, pour la cause des incidences dessus dites, de ce qu’il avoit ainsi pris et tenu en danger le connétable de France, et que par tant de fois on l’avoit envoyé querre[2], et n’étoit voulu venir, fors que maintenant. Si en parloient les plusieurs en diverses manières. Et vous dis que, sur le point de dix heures au matin, et par un dimanche qui fut la nuit Saint-Jean-Baptiste, l’an mil trois cent quatre vingt et huit, entra le duc de Bretagne en Paris, par la porte d’Enfer ; et passa tout du long de la rue de la Harpe, et le pont Saint-Michel, et devant le Palais ; et étoit bien accompagné de barons et chevaliers à grand’foison. Et là étoient messire Guillaume de Hainaut, comte d’Ostrevant, et son beau-frère Jean de Bourgogne ; et devant lui chevauchoit messire Guillaume de Namur. Si s’en vint ainsi jusques au chastel du Louvre ; et là descendit-il. En s’en venant parmi Paris, il fut moult regardé du menu peuple.

Quand le duc fut descendu, il entra en la porte, tout avisé et conseillé quelle chose il devoit dire et faire ; et étoient devant lui le sire de Coucy, le comte de Sancerre, messire Jean de Vienne, messire Guy de la Trémoille, messire Jean de Beuil, le vicomte de Meaux, messire Regnault de Roye, et messire Jean des Barres ; et encore plus près de lui, et de-lez lui, messire Guillaume de Namur, Jean de Bourgogne et le comte d’Ostrevant ; et derrière lui messire de Montfort de Bretagne, et le sire de Malestroit. Ceux étoient de son issue et de son conseil. À lui voir, quelle chose il feroit, y eut grand’presse, car la salle étoit petite ; et l’avoit-on couverte pour le roi dîner ; lequel se tenoit devant la table, et ses trois oncles de-lez lui, le duc de Berry, le duc de Bourgogne, et le duc de Bourbon. Si tôt comme le duc de Bretagne entra en l’huis de la salle, la voie étoit, de lui jusques au roi, toute découverte, car chacun s’ouvrit ; et se mirent les seigneurs sur les deux ailes, hors de la vue du roi et du duc de Bretagne.

La première fois il s’agenouilla sur un genouil, et puis si se leva assez tôt ; et passa assez tôt avant, environ dix ou douze pas, et puis s’assit et s’agenouilla la seconde fois ; et puis se leva et passa outre tout le pas, et s’en vint devant le roi ; et de rechef la tierce fois il s’agenouilla, et salua le roi, à nud chef, et lui dit : « Monseigneur, je vous suis venu voir. Dieu vous maintienne. » — « Grands mercis, dit le roi, cousin, vous nous êtes le bien-venu. Nous avions grand désir de vous voir. Si vous verrons tout à loisir, et parlerons à vous. » À ces mots il le prit par les bras ; et le fit lever sus. Quand le duc fut levé, il inclina tous les princes qui là étoient, l’un après l’autre ; et puis se arrêta en la présence du roi sans rien dire. Le roi le regardoit moult fort. Adonc firent signes les maîtres d’hôtels d’apporter l’eau avant. Si lava le roi ; et mit le duc de Bretagne main à la touaille et au bassin ; et quand le roi fut assis, il prit congé au roi et à ses oncles. Si le reconvoyèrent, le sire de Coucy, le comte de Saint-Pol et autres grands barons, jusques en la cour où ses chevaux étoient. Si monta, et montèrent ses gens ; et retourna le chemin qu’il étoit venu, jusques en la rue de la Harpe, en son hôtel ; et là descendit ; et ne demoura nul de-lez lui, de tous ceux qui convoyé l’avoient, fors que ses gens qui étoient issus hors de Bretagne, et qui étoient avecques lui venus à Paris. Depuis, tout à loisir le duc de Bretagne parla au roi de France et à ses oncles, tant que tous se contentèrent bien de lui ; et lui tint-on bien ce qu’on lui eut en convenant, car oncques il ne vit, de ce voyage, Jean de Bretagne ni le connétable de France.

Quand ces seigneurs virent que les choses étoient en bon état, et que du duc de Bretagne ils n’avoient que faire de douter puisque dedans Paris le tenoient ; car jamais de là partir ne le lairroient, si auroit en partie fait tout ce que le roi et son conseil voudroient, il fut heure, ce leur fut avis, qu’ils s’ordonnassent pour le voyage de Guerles, où le roi avoit si grand’volonté et affection d’aller, pour rebouter ce duc de Guerles qui si vilainement et fellement l’avoit défié ; lesquelles choses, tout considéré, ne faisoient pas à souffrir. Si fut ordonné que le sire de Coucy se trairoit en la marche de Rheims et de Châlons en Champagne, et regarderoit sur le voyage du roi et de son ost, et quel chemin il feroit ; et émouveroit chevaliers et écuyers en Barrois et en Lorraine, et les retiendroit tous au nom de lui, pour mener là où il lui plairoit, sans faire nul trop grand esclandre du roi ; mais mettroit en termes qu’il voudroit faire une chevauchée pour lui, et à son appartenance, en Osteriche. Le sire de Coucy sur cel état se départit de Paris, et s’en vint à Châlons en Champagne et en Rethelois ; et là se tint environ un mois, et retint, de toutes parts, chevaliers et écuyers, en Bar, en Lorraine, en Champagne et en Rethelois.

Le roi de France se départit de Paris, quand on eut parlementé et traité aucunement au duc de Bretagne, et non pas encore tout accompli ; car la cour du roi de France est moult lointaine, quand on veut ; et très bien on y sait tenir les gens, et faire le leur despendre, et petitement besogner. Le roi s’en vint à Montreau-faut-Yonne, en la marche de Brie et de Gâtinols ; et là tint son hôtel ; et souvent chassoit aux cerfs et aux autres bêtes, ès forêts de Brie et de Gâtinois et prenoit ses déduits.

En ces jours dessus dits, le roi là étant à Montreau, une ahatie d’armes s’entreprit d’un chevalier d’Angleterre, qui étoit avecques le duc d’Irlande et lequel on appeloit messire Thomas Harpinghen, et messire Jean des Barres, de laquelle il fut, parmi le royaume de France, grand bruit et grandes nouvelles, et ailleurs aussi. Et se devoit faire l’emprise et ahatie de cinq lances à cheval, et de cinq coups d’épée, et de cinq coups de dague, et de cinq coups de hache ; et si les armures dont ils devoient frapper rompoient, ils devoient recouvrer nouvelles ; tant que les armes seroient parfaites. Si montèrent les chevaliers un jour sur leurs chevaux, quand ils se furent bien armés, ainsi qu’à telle chose, appartient et pourvus de tous leurs harnois pour faire leurs armes ; et là étoient le roi et les seigneurs, à grand’foison de barons et de chevaliers et de peuple, pour voir les armes. Si joutèrent sur chevaux, de quatre lances, moult roidement ; et furent assez bien assises ; et est l’usage ce me semble, à tout le moins l’étoit-il adonc, que l’on n’attachoit son bacinet qu’à une seule lanière, afin que le fer du glaive ne se tînt. Le cinquième coup de glaive fut tel, que messire Jean des Barres consuivit de plein coup le chevalier en la targe dont il étoit couvert, et l’empoingnit de telle façon et manière, qu’il le porta tout jus outre la croupe de son cheval ; et l’abattit tout étourdi ; et convint, à grand’peine, messire Thomas relever. Depuis fut-il remis à point ; et parfirent leurs armes bien et bel, tant que le roi et les seigneurs qui là étoient s’en contentèrent.

  1. C’est-à-dire ses beaux-frères, et propres frères de feu son mari, Louis d’Anjou.
  2. Le duc de Bretagne avait déjà été sommé de comparaître devant le roi, qui l’avait attendu inutilement pendant tout le mois de mai.