Aller au contenu

Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXV

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 707-711).

CHAPITRE CXV.

Comment les Brabançons passèrent parmi la ville de Ravestain en Guerles et comment le duc de Guerles se partit de Nimaige, atout trois cens lances, et vint à l’encontre des Brabançons, et comment il les déconfit entre Ravestain et Gavres.


À trois lieues petites de la ville de Gavres, et sur celle même rivière, siéd la ville et le chastel de Ravestain, lequel est héritage au baron de Borne ; et cil sire de Borne est des hommes et des tenables du Brabant ; et étoit là au dit siége avec les autres. Si fut requis et prié, de par le conseil de la duchesse de Brabant et de par les barons et chevaliers et bonnes villes de Brabant, que il voulsist ouvrir sa ville de Ravestain, pour passer, parmi une partie de leur ost, et pour aller courir au pays de Guerles. Envis le fit, car le duc de Guerles lui est trop voisin ; mais faire lui convenoit, puisqu’il en étoit requis de sa dame naturelle et de ceux de son lez, ou autrement on eût eu soupçon très grand sur lui, dont il eût moins valu ; et fut le jour ordonné et arrêté pour passer toutes gens au pont de Ravestain. Le duc de Guerles, qui se tenoit à Nimaige, fut signifié et informé véritablement, ne sais pas par qui ce pouvoit être, ou par espies, ou autres gens espoir que il avoit de son accord au conseil ou en l’ost de Brabant ; et lui fut dit ainsi : que le sire de Borne livroit passage aux Brabançons ; et entreroient en sa terre par la ville et le pont de Ravestain. Quand ces nouvelles lui furent venues, si fut tout pensieux et mélancolieux, car il voyoit que il n’avoit pas gens assez pour résister contre le pouvoir de Brabant, où bien pouvoit avoir, si ils passoient tout outre, quarante mille hommes, que uns que autres. Si eut le duc plusieurs imaginations sur ce et demandoit conseil aux siens, pour savoir comment il se maintiendroit. Finablement, tout considéré, il regarda qu’il mettroit tous ses gens ensemble et se trairoit sur les champs, et viendroit devers la ville de Gavres, pour eux rafreschir et reconforter ; et si les Brabançons entroient en Guerles, il entreroit aussi en Brabant. Et disoit bien que point il ne vouloit être enclos en nulle de ses villes ; et aussi ce lui conseilloit un grand sire de son pays qui s’appeloit messire de Ghesme. Et nonobstant tout son conseil, qui lui avoit dit tout le contraire, si n’en eût-il fait autre chose que il en fit, car ce duc fut de grande emprise et de bonne volonté, et conforté de soi-même pour porter dommage à ses ennemis. Si fit signifier parmi la ville de Nimaige à toutes gens, qu’il vouloit chevaucher le matin ; et ce jour devoient venir les Brabançons à Ravestain, et là passer la Meuse. Adonc vissiez chevaliers et écuyers appareiller de grand’manière, quoique leurs harnois fussent tout près et leurs chevaux aussi, car de tout ce faire ils sont grandement soigneux.

Quand il devoit partir de Nimaige il s’en vint en une église où il y a une image et chapelle de Notre-Dame, et là fit son offrande et ses oraisons, et se recommanda de bonne volonté à li, et puis monta ; et ses gens montèrent bien arréement, et se départirent de Nimaige, et se trairent tous sur les champs, et se trouvoient bien quatre cens lances de bonnes gens, chevaliers et écuyers. Ce même jour aussi chevauchoient les Brabançons ; mais les Guerlois rien n’en savoient, ni nul apparent ils n’en avoient. Et eut conseil d’envoyer ses coureurs devant pour savoir aucunes convenances de ses ennemis, car moult désiroit à ouïr nouvelles, et avoit pris le chemin de la ville de Gavres. Les coureurs, quand ils se départirent du duc de Guerles, chevauchèrent si avant que vers Gavres. Ils y vinrent aux barrières et demandoient à ceux qui là gardoient, s’ils savoient rien des Brabançons, et si ce jour ils devoient passer. Cils répondirent et dirent ainsi : « Nous espérons que voirement passeront-ils hui, car au matin leur ost a été moult estourmi, mais ils ne peuvent passer, fors par le pont à Ravestain ; et si vous chevauchez celle part, vous en aurez aucunes nouvelles. » À ces mots se départirent de là les coureurs du duc de Guerles et traversèrent les champs pour aller devers Ravestain. À celle heure que ils chevauchoient, passoient toutes gens sans ordonnance au pont de Ravestain ; mais quand ils étoient outre, et ils se trouvoient sur les champs par l’ordonnance des maréchaux qui étoient passés tout premièrement, ils attendoient l’un l’autre, et se mettoient ensemble, et se recueilloient par bannières et par pennons, ainsi que faire ils le devoient.

Ce propre jour, au matin, avoit envoyé le duc de Guerles par les varlets de sa chambre tendre et ficher les paissons en terre un vermeil pavillon sur les champs et près du rivage de la rivière de Meuse, au-dessous de la ville de Gavres, et l’avoit fait faire en remontrant à ses ennemis qu’il viendroit là loger. Le pavillon fut bien vu des Brabançons ; ils n’en firent compte, car ils se sentoient gens assez, et voirement étoient-ils, pour combattre le duc de Guerles et toute sa puissance. Tout en telle manière que les Guerlois avoient leurs coureurs sur les champs, avoient autant bien ceux de Brabant les leurs, par quoi ils sçurent nouvelle l’un de l’autre. Or retournèrent les coureurs du duc de Guerles qui ce matin avoient moult chevauché de long et de travers, avant et arrière pour mieux aviser leurs ennemis ; et trouvèrent le duc et sa route qui s’en venoient vers Gavres ; et avoit intention de premier, mais ce propos lui mua, que il s’en viendrait bouter en la ville. Les coureurs s’arrêtèrent devant le duc, et dirent tout haut : « Monseigneur, nous avons vu une partie de vos ennemis ; ils ont passé la Meuse au pont à Ravestain, et encore passent et passeront tous, si comme nous espérons, car sur les champs ils se surattendent. » — « Et sont ils grands gens ? » demanda le duc de Guerles. Cils répondirent par avis et dirent : « Monseigneur, ceux que nous avons vus sont plus de cinq mille. »

De-lez le duc étoient pour l’heure le sire de Ghesme, ordonné souverain de la chevalerie, et le Damoisel de Hansbergue, le sire de Hueckelent, messire Ostes, sire d’Aspres, et plusieurs autres chevaliers et écuyers qui toutes ces paroles ne pouvoient pas avoir ouïes. Puis demanda le duc conseil à ses hommes et à ses plus prochains, lequel en étoit bon et le meilleur à faire ; et comment qu’il en demandât, son courage s’inclinoit toujours d’aller sur ses ennemis, puisque trouver les pouvoit. Là eut sur les champs, de ceux qui acconseillé l’avoient, plusieurs paroles retournées, car les aucuns disoient ainsi : « Sire, vous n’avez que une poignée de gens au regard des Brabançons, car sachez : toute la puissance du Brabant, chevaliers et écuyers et communautés des villes, sont hors. Comment pourrez-vous assembler, trois mille hommes espoir que vous avez, à quarante mille hommes ? Si vous le faites, vous ferez un très grand outrage ; et si mal vous en prenoit, on diroit que folie, outre cuidance ou jeunesse le vous auront fait faire ; et nous qui vous avons acconseillé en serièmes blâmés. » — « Et quel chose est bon, répondit le duc, que j’en fasse ? » — « Sire, répondirent les chevaliers, retrayons-nous en la ville de Gavres. Véez-le ci-devant nous et laissons les Brabançons loger hardiment sus votre pays. Jà avez-vous dit, s’ils ardent votre pays, vous entrerez et arderez au leur, et lui porterez bien autant de dommage que ils feront à vous. De deux mauvais chemins on doit élire et prendre le meilleur. » — « Hà ! répondit le duc, que à votre loyal pouvoir vous me conseillez, ce crois-je ; mais je veux bien que vous sachiez que je ne ferai jà ce marché ; il me seroit trop déshonorable. Ni en ville ni en chastel que j’aie, je ne m’enclorrai, et lairrai mon pays ardoir. Je aurois plus cher à être mort sur les champs. Je veux bien qu’ils soient dix mille ou vingt mille ; pensez-vous que ces communages sachent combattre ? M’aist Dieu ! nennil. Sitôt qu’ils nous verront chevaucher en brousse et entrer en eux de grand volonté, ils ne tiendront nul arroi et se desfouqueront. »

À ces mots le duc de Guerles, qui désiroit la bataille, dit, en tenant la main contre son cœur : « Mon cœur me dit que la journée est bien mienne. Je veux combattre ; mais mes ennemis j’ai trop plus cher à assaillir ; et mieux me vaut, et plus honorable et plus profitable nous est que de être assailli. Or tôt, développez ma bannière, et qui veut être chevalier traie avant, je le ferai, en l’honneur de Dieu, de Saint-George à qui je me rends de bonne volonté à la journée de hui, et à madame Sainte Marie, dont l’image est à Nimaige, et à laquelle au départir je pris congé de bonne volonté ; si lui recharge et recommande toute mon affaire. Avant ! Avant ! dit-il encore, qui m’aimera si mette peine à me suivre légèrement. »

Celle parole, que le duc de Guerles dit, rencouragea grandement toutes ses gens, et par espécial ceux qui l’avoient ouï : et montrèrent tous, par semblant, qu’ils fussent en grand’volonté de combattre, et tous confortés de courir sur leurs ennemis qui approchoient. Si estreingnirent leurs plates, et avalèrent les carnets de leurs bacinets, et restreingnirent les sangles de leurs chevaux ; et se mirent en bon arroi, et tous ensemble ; et chevauchèrent tout le pas, pour avoir leurs chevaux plus frais et plus forts à l’assembler. Et là furent faits aucuns chevaliers nouveaux qui se désiroient à avancer ; et chevauchèrent en cel arroi, en bon convenant, devers Ravestain. Jà étoient tout outre les Brabançons et grand’foison des communautés des bonnes villes.

Nouvelles vinrent au sénéchal de Brabant et aux chevaliers, que le duc de Guerles étoit sur les champs, et si près qu’il venoit sur eux, et que tantôt l’auroient. Ceux à qui les premières nouvelles vinrent, furent moult émerveillés de l’aventure ; et cuidèrent bien et de vérité, que le duc de Guerles, pour un homme qu’il avoit en sa compagnie, en eut six. Si s’arrêtèrent sur les champs ; et s’en vinrent mettre en arroi ; mais ils n’eurent pas loisir, car véez ci venir ie duc de Guerles et sa route, tous venant ensemble, éperonnant leurs chevaux, et criant : « Notre-Dame ! Guerles ! » les lances toutes abaissées. Et là eut un écuyer de Guerles lequel on doit recommander, car, pour le grand désir qu’il avoit d’exaulser son nom et de venir aux armes, tout devant les batailles il férit cheval des éperons, abaissant son glaive ; et fut tout le premier joutant et assaillant, et entrant sur ses ennemis. On appeloit l’écuyer adonc Herman de Morbek. De celle joute il en porta un à terre, moult valeureusement. Je ne sais s’il fut puis relevé, car la foule vint tantôt si grande, et la presse des chevaux, que, qui étoit abattu, fort étoit de le relever, s’il n’étoit trop bien aidé : et je vous sais bien à dire que de celle première joute il y eut plus de six vingt Brabançons portés par terre. Là vissiez grand effroi, et grand abattis de gens, et à petite défense des Brabançons. Car ils furent soudainement pris ; et ainsi doit-on faire, qui veut porter dommage à ses ennemis. Car ces Brabançons, quoi qu’ils eussent grand’foison de gens et de grands seigneurs, furent si épars, que oncques ils ne se purent mettre en ordonnance ni en arroi de bataille ; et furent percés tout outre, et épars, les uns çà, les autres là : ni les grands seigneurs, barons et chevaliers de Brabant ne pouvoient venir à leurs gens, ni leurs gens à eux.

Adoncques ceux qui étoient derrière, entendirent l’effroi, et virent la grand’poudrière ; et leur sembla proprement par la voix et le tumulte des cris, et la poudrière qui voloit et venoit sur eux, et les approchoit, que leurs gens fussent déconfits : donc, pour l’effroi et la grand’hideur où ils en churent, tantôt ils se mirent au retour, les aucuns vers Ravestain ; et les autres, qui étoient plus effrayés, quéroient le plus court chemin et s’en venoient sur la rivière de Meuse, et entroient dedans, fût à pied ou à cheval, sans tâter le fond ni demander du gravier ni le moins profond ; et étoit proprement avis à ceux qui fuyoient, que leurs ennemis leur fussent sur le col.

Par celle déconfiture d’eux-mêmes, en y eut des noyés et des péris en la rivière de Meuse, plus de douze cens. Car ils sailloient l’un sur l’autre, ainsi comme bêtes, sans arroi ni ordonnance ; et plusieurs seigneurs et hauts barons de Brabant que je ne veuil point nommer, car blâme seroit pour eux et pour leurs hoirs, fuyoient lasquement et honteusement ; et quéroient leur sauvement, sans prendre le chemin de la rivière ni de Ravestain, mais autres voyes, pour éloigner leurs ennemis.

En telle pestillence chut ce jour, entre Gavres et Ravestain, la chevalerie de Brabant. Et grand’foison il y eut de morts et de pris, car ceux qui pouvoient venir à rançon se rendoient légèrement à petit de défense, et ces Allemands les prenoient et fiançoient volontiers, pour le grand profit qu’ils en pensoient à avoir. Ceux qui retournoient au logis devant Gavres, esmayoient ceux qui étoient demeurés, car ils venoient, ainsi que gens tous déconfits, en leur grosse haleine : ni à peine avoient-ils puissance de parler ni de dire : « Recueillez tout, car nous sommes tous gens déconfits : ni en nous n’a nul recouvrer. »

Quand ceux des logis entendirent la vérité de la besogne, et ils virent leurs gens en tel parti, si furent tous eshidés ; et n’eurent pas les plusieurs loisir ni puissance d’entendre à prendre le leur ni à déloger leurs tentes, leurs trefs, ni leurs pavillons, ni du trousser, ni mettre à voiture ; mais départoient le plus, sans dire adieu ; et laissoient tout derrière, car ils étoient si effrayés, que nulle contenance d’arroi ni d’ordonnance de recouvrer ne montroient, ni n’avoit en eux. Vitaillers et voituriers laissoient leurs chars et leurs sommiers, et leurs pourvéances ; et montoient sur leurs chevaux ; et se mettoient à sauveté ; et s’enfuyoient vers Bois-le-Duc, ou vers Hesdin, ou le Mont-Saint-Gertrude, ou Dordrecht ; ils n’avoient cure que pour éloigner leurs ennemis. Et, si ceux de la ville de Gavres, les hommes de la ville et ceux qui s’y tenoient en garnison de par le duc de Guerles, eussent sçu plus tôt assez la déconfiture qui se faisoit sur les Brabançons, ils eussent grandement fait leur profit ; et en eussent beaucoup rué jus et r’atteints. Mais point ne les çurent jusques à bien tard ; et nonobstant, ils issirent hors, et ils trouvèrent grand’foison de tentes, de trefs, de pavillons et de pourvéances, et d’engins dressés, et de canons, et d’artillerie ; et tout recueillirent et emmenèrent à leur ville, à grand loisir, car nul ne leur devéoit ni n’alloit au devant. Ainsi se porta leur département du siége de Gavres ; et reçurent les Brabançons ce dommage : dont il fut grand’nouvelle en plusieurs pays, comment une poignée de gens en déconfirent quarante mille et levèrent le siége ; et là furent pris le grand sire de Borgneval, le sire de Goch, le sire de Lintre, et tant d’autres, que jusques à dix sept bannières ; et en trouverez les pennons devant l’image Notre-Dame, à Nimaige, afin qu’il en soit perpétuelle mémoire.