Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 706-707).

CHAPITRE CXIV.

Comment les Brabançons travaillèrent fort ceux de Gavres par leur siége : et comment les Guerlois brûlèrent et ruinèrent un pont, que les Brabançons avoient fait sur Meuse, pour entrer du côté de Guerles, et contraindre la ville de Gavres plus étroitement[1].


Si comme je vous ai ci dessus entretenu et éclairci des anciens ducs de Guerles, comment le ave du duc de Guerles dont je traite présentement se maria à la fille de Berthaud de Malines, pour lui ôter de danger et racheter son héritage qui grandement étoit entouillé et empêché, le duc de Guerles, fils du duc de Juilliers, pour entretenir la ville de Gavres sur les Brabançons, et que il y eut cause et juste titre, regarda, quand il vit que il ne pouvoit ravoir les trois chastels dessus nommés, séans sur la rivière de Meuse, Gaugelch, Buch et Mille qui jadis avoient été de l’héritage très foncier du pays de Guerles, qu’il attribueroit la ville de Gavres à son héritage perpétuellement. Et avoit ce duc une sienne fille bâtarde donnée et mariée au damoisel de Kuck, lequel sire de Kuck étoit héritier de la ville de Gavres. Si fit un traité à lui aimablement, ainsi que le père et le fils en doivent avoir sans nul moyen ; et lui donna le damoisel de Kuck la ville et la seigneurie de Gavres et l’en ahérita, présens les barons et les chevaliers de Guerles et de Julliers ; et le duc de Guerles, pour celle cause, le récompensa de la terre et seigneurie de Bois-le-Duc, séant sur la rivière de Licque, en la duché de Guerles, marchissant sur le pays de Hollande et bien en sus de Brabant. À celle ville de Bois-le-Duc append un très bel chastel ; et est une bonne grosse ville et de grand profit, mais Gavres vaut mieux. Et fit ce marché le duc de Guerles, sur l’entente que d’avoir juste querelle d’obtenir la ville de Gavres contre les Brabançons ; car la duchesse de Brabant et son conseil disoient que anciennement les seigneurs de Kuck l’avoient tenue par gage, et que, toutes fois et quantes fois que il leur plaisoit ou à leurs hoirs, ils la pouvoient racheter, et que sans cause le duc de Guerles la tenoit, fors que par gage. Le duc de Guerles étoit tout contraire à ces opinions et disoit qu’elle étoit comme son bon héritage, et que ce seroit la dernière ville qu’il tiendroit. Et pour celle même cause s’émut la guerre et le maltalent entre les Brabançons et les Guerlois ; et vinrent ceux de Brabant, au mois de mai, mettre le siége devant la ville de Gavres, chevaliers, écuyers et toutes les communautés des bonnes villes ; et y firent amener et acharier engins, espringales, trébus, et tous autres tels atournemens d’assaut. Et étoient bien quarante mille hommes, que uns que autres, et étoient logés au devant de Gavres, contre val la rivière de Meuse. Et étoit leur ost rempli de tous biens, car ils avoient leurs pays derrière eux et à tous côtés, dont les pourvéances leurs venoient largement et pleinement ; et ce est l’aise des Brabançons, car où que ils soient et que ils vont, ils veulent être en vins et en viandes, et en délices jusques au cou, ou tantôt ils retourneroient en leurs maisons. La duchesse de Brabant, pour mieux montrer que la besogne étoit sienne et pour ouïr plus souvent nouvelles de ses gens du siége, s’en vint loger en cel été en la ville de Bois-le-Duc, à quatre lieues de Gavres. Si avoit tous les jours allans et revenans grand’foison entre Gavres et le Bois-le-Duc. Ainsi se tint en celle saison, des chevaliers et écuyers et des bonnes villes de Brabant, le siége devant Gavres ; mais la rivière de Meuse étoit entre l’ost et la ville ; et avoient sus le rivage à leur côté les Brabançons mis et assis leurs grands engins qui bien pouvoient jeter jusques à la ville ; et par espécial ils leur envoyèrent bêtes mortes par le jet de leurs engins pour eux empunaiser ; et grévoit grandement à ceux de Gavres quand elles chéoient en leur ville ; mais à l’encontre de ce ils y pourvéoient et remédioient du mieux qu’ils savoient et pouvoient.

Le duc de Guerles, qui le plus souvent se tenoit à Nimaige, étoit bien informé de l’état du siége et avoit envoyé en garnison à Gavres des bonnes gens d’armes, chevaliers et écuyers ; mais bien véoit que de sa puissance il n’étoit pas fort assez pour passer la Meuse et combattre ses ennemis ; et aussi il ne le trouvoit point en son conseil. Et espéroit le duc à avoir un très grand confort d’Angleterre ; car, en l’année devant, il avoit là été et recueilli moult grandement de ses cousins, premièrement du roi d’Angleterre et de ses oncles ; et lui avoient promis confort et aide, si il lui besognoit. Si avoit escript et mandé tout son état et le siége de Gavres au roi et à ses oncles, mais on n’y pouvoit entendre, car en Angleterre, pour celle saison, ils étoient tous entriboulés et en mauvais arroi, quoique le roi se fût reformé en nouveau conseil, par l’ordonnance de ses oncles et de l’archevêque de Cantorbie.

Bien en fut parlementé, environ la Saint-Jean Baptiste, à savoir si on envoyeroit gens d’armes et archers en Guerles, pour conforter le duc, ainsi qu’enconvenancé lui avoit été. Mais, tout considéré et imaginé les besognes d’Angleterre, on ne le trouvoit point en conseil, car renommée couroit au dit royaume d’Angleterre, que le roi de France faisoit un secret mandement ; mais on ne savoit dire là où il voudroit ses gens envoyer ; et faisoient doute les Anglois par imagination, qu’ils viendroient devant Calais. Avecques toutes ces doutes ils n’étoient pas bien assurés de la bande et du royaume d’Escosse ; car le sire de Percy, comte de Northonbrelande et les barons des frontières d’Escosse avoient entendu, ainsi que renommée court de pays en autres, que les Escossois se pourvéoient et chevaucheroient en cel été. Pourtant ne s’osoient-ils, en Angleterre, dénuer de gens d’armes ni d’archers, car jà en avoit sur l’armée de la mer avec le comte d’Arondel grand’foison ; et si convenoit que leur pays fût gardé et pourvu. Si disoient les aucuns, en le conseil des nobles d’Angleterre. « Nenny, laissez le duc de Guerles convenir. Il est de soi moult vaillant et chevaleureux ; et si demeure en fort pays. Il se chevira bien de la guerre contre ces Brabançons. Si plus grand’chose lui sourdoit, tout à temps seroit-il reconforté. Il a les Allemands de son accord, et ses voisins qui autrefois se sont mis en sa route, à l’encontre des Brabançons et des François. »

Ainsi se portoient les choses en Angleterre ; mais ceux de la ville de Gavres en avoient la peine, les assauts et les escarmouches. Or avisèrent, en celle saison que le siége se tenoit devant Gavres, les Brabançons qui jà se commençoient à tanner et lasser, que ils feroient faire et ouvrer et charpenter un pont de bois, sur la rivière de Meuse ; et par là entreroient-ils en la duché de Guerles et détruiroient le pays : parquoi nulle douceur, ni nuls vivres, ne viendroient en la ville de Gavres ; et se trouveroient gens assez pour assiéger, d’autre part la rivière, la ville de Gavres ; et clorroient tellement le pas de tous lez que nulles pourvéances n’y viendroient, et par ce parti ils l’affameroient. Si mirent tantôt grand’foison d’ouvriers et de charpentiers en œuvre ; et se hâta-t-on grandement d’ouvrer et charpenter ce pont sur le rivage ; et à la mesure qu’on l’ouvroit et le charpentoit, on l’asséoit sur la rivière, et les jetées mises fortes et bien appuyées dedans la rivière. Si fut le dit pont ouvré et charpenté et mené moult avant, et si près de la terre et du rivage à l’autre lez que les Guerlois y pouvoient bien avenir du jet d’une lance. Quand ceux de la garnison de Gavres virent qu’on les approchoit de si près, si se doutèrent grandement ; et eurent conseil et avis entre eux comment ils s’en cheviroient. Ils assirent leurs canons et leurs trébus et arcs à tour sur leur rivage, et firent traire et lancer si roide et si ouniement aux ouvriers qui ce pont menoient et édifioient que moult en occirent ; et n’osoit nul aller avant. Et jetoient leurs engins feu très grand, par quoi le pont fut tout ars jusques aux estaches dedans l’eau. Ainsi fut le pont perdu et défait, et perdirent les Brabançons toute leur peine et les coûtages que coûté avoit le pont à faire, Quand les seigneurs de Brabant et les consaulx des bonnes villes virent que ils avoient ainsi perdu leur temps, si se remirent ensemble pour avoir nouveau conseil.

  1. Le manuscrit de Besançon perdu aujourd’hui, mais dont je possède une copie, diffère beaucoup ici des autres manuscrits ; j’adopte celles de ses corrections qui me paraissent les meilleures.