Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXXII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 728-730).

CHAPITRE CXXII.

Comment le comte James de Douglas par sa vaillance remit ses gens sus qui étoient reculés et à moitié déconfits des Anglois, et en ce faisant il chéy à terre navré à mort, et comment il fit redresser sa bannière par Gautier et Jean de Saint-Clair pour rassembler ses gens.


Moult étoient prêts et ententifs et de bonne volonté chevaliers et écuyers d’un côté et d’autre, à faire armes et eux combattre vaillamment et ardemment, tant que lances et haches leur duroient. Là n’avoit couardise point de lieu ; mais droit hardement en place, des belles appertises d’armes que ces jeunes chevaliers et écuyers faisoient. Et étoient si joints l’un à l’autre et si attachés que trait d’archers de nul côté n’y avoit point de lieu ; car ils étoient si près assemblés que main à main et l’un dedans l’autre. Et encore ne branloit nulle des batailles ; mais se tenoit ferme et fort chacun sus son pas. Là montroient bien Escots vaillance et hardement ; et à parler par raison ils se combattoient liement et de grand courage ; car les Anglois étoient pour ce fait trois contre un. Je ne dis pas que les Anglois ne s’acquittassent loyaument, car partout où ils se sont trouvés, de grand temps, à tant que en armes, ils ont bien fait leur devoir ; et auroient trop plus cher à être morts où pris sus la place quand ils sont en bataille, que donc que on leur reprochât fuite.

Ainsi que je vous dis que la bannière de Douglas et la bannière de Percy s’étoient encontrées, et gens d’armes des deux parties envieux l’un sus l’autre pour avoir l’honneur de la journée, à ce commencement les Anglois furent si forts que ils reboutèrent bien avant leurs ennemis. Le comte James de Douglas, qui étoit de grand’volonté et de haute emprise, sentit que ses gens reculoient. Adonc, pour recouvrer terre et pour montrer vaillance de chevalier, il prit une hache à deux mains et se bouta dans le plus dru, et fit voye devant lui, et ouvrit la presse ; car il n’y avoit si bien armé de bassinet ni de platte qui ne le ressoignassent, pour les horions que il donnoit et que il tapoit. Et tant alla avant sans mesure, ainsi que un Hector, qui tout seul cuidoit ; et vouloit vaincre et déconfire la besogne, qu’il fut rencontré de trois lances attachées et arrêtées en venant tout d’un coup sur lui, l’une en l’épaule, l’autre en la poitrine sus le descendant au vide et l’autre en la cuisse. Oncques il ne se pouvoit détacher ni ôter de ces coups que il ne fût porté à terre, et de toutes les lances navré moult vilainement. Depuis que il fut atterré point il ne se releva. Aucuns de ses chevaliers et écuyers le suivoient, et non pas tous, car il étoit toute nuit ; si ne véoient que de l’air et de la lune.

Les Anglois sçurent bien que ils l’avoient porté à terre, mais ils ne savoient qui, car si ils eussent sçu que ce eût été le comte de Douglas, ils se fussent tant réjouis et enorgueillis que la besogne eût été leur. Aussi les Escots n’en savoient rien, ni ne sçurent jusques en la fin de la bataille ; car si ils l’eussent sçu, ils se fussent sans recouvrer rendus, comme tout désespérés et déconfits. Et vous dirai comment il en advint, à ce que le comte de Douglas fut abattu et féru d’une lance sus le côté tout outre, et l’autre tout outre la cuisse. Anglois passèrent outre et n’en firent compte ; et ne cuidoient avoir mort ni abattu que un homme d’armes, car d’autre part le comte George de la Marche et de Dombare et ses gens se combattoient très vaillamment et donnoient moult à faire aux Anglois. Et étoient arrêtés en suivant le cri de Douglas sus les enfans de Percy, et là tiroient, et boutoient et frappoient. D’autre part le comte Jean de Mouret et sa bannière et ses gens se combattoient vaillamment, et ensonnioient Anglois sus leur encontre, et leur donnoient moult à faire, et tant que ils ne savoient auquel entendre.

De toutes les besognes, batailles et rencontres qui ci-dessus en celle histoire dont je traite et ai traité, grandes et petites, celle ici dont je vous parle présentement en fut l’une des plus dures et des mieux combattues sans faintise, car il n’y avoit homme, chevalier ni écuyer, qui ne s’aquittât et fesist son devoir, et tout main à main. Elle est aucques pareille à la bataille de Cocherel, car aussi elle fut moult bien combattue et longuement.

Les enfans au comte de Northonbrelande, messire Henry et messire Raoul de Percy qui étoient les souverains capitaines, s’acquittèrent loyaument de bien combattre. Et aucques par le parti que le comte de Douglas fut débouté et atterré en prit et chey à messire Raoul de Percy ; car il se bouta si avant outre ses ennemis, que il fut enclos et navré durement et remis à la grosse haleine, et pris, et fiancé d’un chevalier, lequel étoit de la charge et de l’hôtel le comte de Mouret et l’appeloit-on messire Jean Maksuel[1] En prenant et en fiançant, le chevalier Escot demanda à messire Raoul qui il étoit, car il étoit si nuit que point ne le connoissoit ; et messire Raoul était si outré que plus ne pouvoit, et lui couloit le sang tout aval qui l’affoiblissoit. Il dit : « Je suis messire Raoul de Percy. » Adonc dit l’Escot : « Messire Raoul, rescous ou non rescous je vous fiance mon prisonnier. Je suis Maksuel. » — « Bien, dit messire Raoul, je le veuil ; mais entendez à moi, car je suis trop durement navré ; et mes chausses et mes grèves sont jà toutes emplies de sang. »

À ces mots le chevalier escot entend de-lez lui crier : « Mouret au comte ! » et voit le comte et sa bannière droit de-lez lui. Adonc lui dit messire Jean Maksuel : « Monseigneur, tenez ; je vous baille messire Raoul de Percy pour prisonnier ; mais faites entendre à lui, car il est durement navré. » Le comte de Mouret de celle parole fut moult réjoui et dit : « Maksuel, tu as bien gagné tes éperons. » Adonc fit-il ouvrir ses gens, et leur rechargea messire Raoul de Percy, lesquels le bandèrent et étanchèrent ses playes. Et toudis duroit et se tenoit la bataille forte et dure, ni on ne savoit encore les quels en auroient le meilleur ; car je vous dis que il y eut là plusieurs prises et rescousses faites qui toutes ne vinrent pas à connoissance.

Or reprendrai la parole où je la laissai, au jeune comte James de Douglas qui celle nuit là fit grand’foison d’armes. Quand il fut abattu, la presse fut grande à l’environ de lui. Il ne se put relever, car il étoit féru au corps d’une lance à mort. Ses gens le suivoient du plus près que ils pouvoient ; et vinrent sur lui messire Jacques de Lindesée, un sien cousin, et messire Jean et messire Gautier de Saint-Clar, et autres chevaliers et écuyers ; et trouvèrent de-lez lui, un moult gentil chevalier qui toujours l’avoit suivi de près, et un sien chapelain qui n’étoit pas comme prêtre, mais comme vaillant homme d’armes, car toute la nuit, au plus fort de la besogne, il l’avoit poursuivi atout une hache en sa main ; et encore, comme vaillant homme, autour du comte il escarmouchoit, et reboutoit et faisoit reculer Anglois, pour les coups d’une hache dont il ruoit et lançoit roidement sur eux ; et en cel état ils le trouvèrent, dont ils lui sçurent bon gré ; et lui tournèrent, depuis à grand’vaillance ; et en fut, en l’an même, archidiacre et chanoine d’Abredane. Ce prêtre, je le vous nommerai ; on l’appeloit messire Guillaume de Norbervich[2]. Au voir dire il avoit bien corps et taille, et membres et grandeur ; et hardement aussi pour tout ce faire, et toutefois il fut là navré moult durement.

Quand ces chevaliers furent venus de-lez le comte, ils le trouvèrent en bien petit point, et aussi un sien chevalier que je vous dis, qui toute la nuit l’avoit suivi, messire Robert Hert, lequel avoit cinq plaies, que de lances que de autres armures, et gisoit de-lez le comte. Messire Jean de Saint-Clar demanda au comte : « Cousin, comment vous va ? » — « Petitement, dit le comte, loué en soit Dieu ! On a de mes ancesteurs peu trouvé qui soient morts en chambre ni sus lit. Je vous dis, pensez de moi venger, car je me compte pour mort ; le cœur me défaut trop souvent. Gautier, et vous Jean de Saint-Clar, redressez ma bannière ; » (car voirement étoit elle à terre, et mort un écuyer vaillant homme qui la portoit, David Colleime[3] ; et ne voulsit être chevalier celle journée, car le comte le vouloit faire, pour tant que en toutes places il avoit été le outre passé des bons écuyers) ; « et criez Douglas ! et ne dites à ami ni à ennemi que nous ayons, que je sois au parti où je suis. Car nos ennemis, si ils le savoient, s’en reconforteroient, et nos amis s’en déconfiroient. »

Les deux frères de Saint-Clar et messire Jacques de Lindesée firent ce que il ordonna ; et fut la bannière relevée ; et écrièrent : « Douglas ! » et pour ce que ils étoient si avant, leurs gens qui étoient derrière et qui ouïrent crier moult haut : « Douglas ! Douglas ! » pour venir celle part se mirent en un mont tous ensemble ; et commencèrent, ceux qui lances avoient, à bouter et à pousser de telle vertu que ils reculèrent très vaillamment de celle empainte les Anglois ; et en y eut de renversés beaucoup et portés à terre. Les Escots qui suivoient les premiers qui faisoient voye, se portèrent si vaillamment en combattant, en poussant et en lançant, que ils portèrent et reculèrent les Anglois moult avant, et outre le comte de Douglas qui jà étoit dévié ; et vinrent à sa bannière que messire Jean de Saint-Clar tenoit. Et étoit environné et appuyé de bons chevaliers et écuyers d’Escosse ; et encore le fut-il plus quand la grosse route vint et eut la force de reculer les Anglois. Et toujours crioient à haute voix : « Douglas ! » Là vinrent le comte de Mouret et sa bannière bien accompagnés de bonnes gens, et le comte de la Marche et de Dombare bien accompagné aussi ; et étoient ainsi que comme tous rafreschis, quand ils virent les Anglois reculer et ils se trouvèrent tous ensemble. Si se renouvela la bataille ; et boutoient et poussoient des lances, et frappoient des haches sus ces bassinets qui étoient durs et forts.

  1. Sir John Maxwell.
  2. William de North-Berwick.
  3. Peut-être David Campbell.