Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 742-745).

CHAPITRE CXXVIII.

Comment le duc de Juliers et l’archevêque de Coulogne se partirent du roi de France, et s’en allèrent à Nimaige, devers le duc de Guerles : et comment, par l’amonnestement et entremise d’iceux, il fut réconcilié et mis à paix vers le roi et la duchesse de Brabant.


Vous savez, si comme il est ci-dessus contenu, que le duc de Juliers fit sa paix au roi de France, parmi les traités et moyens des prélats qui s’en ensoignèrent, et du duc de Lorraine, au voir dire, son cousin qui y rendit grand’peine, et qui l’alla querre à Nideke, et l’amena, avecques l’archevêque de Coulogne, parler au roi et à ses oncles ; et si savez aussi comment il promit à aller devers son fils le duc de Guerles, et de le faire venir à merci ou à raison, ou, conjointement avecques le roi, il lui feroit guerre. Et faire lui convenoit ce marché, car autrement tout son pays eût été bellement perdu. Le duc de Juliers s’ordonna et appareilla, l’archevêque de Coulogne en sa compagnie ; et s’en allèrent en Guerles ; et passèrent les rivières, unes et autres, et vinrent à Nimaige où le duc se tenoit, qui les reçut moult liement et grandement, ainsi que bien le sçut faire ; et faire le devoit aussi, car rien n’est plus prochain que père et mère. Et jà étoit informé que le duc de Juliers son père étoit accordé et composé au roi de France, dont il n’en étoit pas plus lie ; mais mal-talent ne lui en osoit montrer.

Le duc de Juliers et l’archevêque de Coulogne lui remontrèrent tout au long de la matière le péril et en quel parti toute sa terre étoit. Du commencement, il n’en fit compte, car il s’étoit si fort conjoint et allié au roi d’Angleterre, qu’il ne s’en pouvoit partir, ni ne vouloit aussi, car son cœur étoit tout anglois. Si s’excusa trop fort, et dit bien qu’il vouloit attendre l’aventure ; et que, si par la venue du roi de France il avoit un grand dommage, il étoit jeune, si pouvoit bien porter et amender, au temps à venir, sur le royaume de France, ou sur ses conjoints les Brabançons ; et dit que nul sire ne peut guerroyer sans dommage ; une fois perd, et l’autre gagne.

Quand le duc de Juliers l’ouit ainsi excuser et langager, si fut tout courroucé, et lui demanda : « Guillaume, de quoi ferez-vous votre guerre ? Et qui sont ceux qui amenderont vos dommages ? » Il répondit : « Le roi d’Angleterre et sa puissance. Et encore suis-je émerveillé de ce que de pieçà je n’ai nulles nouvelles de l’armée de la mer ; car s’ils fussent venus, ainsi que promis on me l’avoit, j’eusse ores une fois ou deux, réveillé les François. » — « Guillaume, attendez-vous cela ? dit le duc de Juliers. Les Anglois sont si ensonniés de tous lez qu’ils ne savent auquel entendre. Vecy le duc de Lancastre, notre cousin, qui gît à Bayonne ou à Bordeaux ; et est retourné d’Espaigne en petit arroy ; et a perdu ses gens et sa saison, et prie qu’il puisse avoir gens d’armes et archers ; mais il n’auroit pas vingt lances. D’autre part les Anglois ont reçu, depuis un peu de temps, par bataille, un trop grand dommage en Northonbrelande, car là toute la bonne chevalerie, assez près de Neuf-Chastel-sus-Tyne, a été ruée jus, et morts et pris. Aussi le pays d’Angleterre n’est pas bien en un, parquoi vous n’avez que faire de vous fier trop avant, pour le présent, aux Anglois, car de ce côté n’aurez-vous nul confort, ni d’autre aussi. Si vous conseille que vous vous laissez rieuller et mener par nous ; et nous vous apaiserons au roi de France ; et ferons tant, que vous n’y aurez ni honte ni dommage. » — « Monseigneur, dit le duc de Guerles, comment se pourroit ce faire à mon honneur, que je m’accordasse au roi de France ? Pour perdre tout mon pays, et aller demeurer ailleurs, je ne le ferois, car je me suis trop fort conjoint et ahers au roi d’Angleterre ; et si ai défié le roi de France. Pensez-vous, que pour ses menaces, je doive rappeler ma parole, ni rompre mon scel ? Vous me voulez bien déshonorer. Je vous prie, laissez-moi en cel état convenir et demeurer. Je me tiendrai trop bien contre les François, ni de leurs menaces ne me chaut. Les yeves, les pleuves[1], et le froid temps guerroieront pour moi. Avant que la saison de janvier soit venue, ils seront si lassés et si tannés, que le plus joli d’eux voudroit être en son hôtel. »

À ce commencement de leurs traités ne pouvoient le duc de Juliers ni l’archevêque de Coulogne briser le propos du duc de Guerles, ni amener à leur propos ; et furent de-lez lui plus de six jours, ouvrant et charpentant sur cel état, et tous les jours en conseil.

Quand le duc de Juliers vit qu’il n’en auroit autre chose, si se commença moult fort à arguer ; et lui dit que, s’il ne le croyoit acertes, il le courrouceroit, et que de sa terre et de son héritage de Juliers, il n’en tiendroit pié ; mais îe donneroit à autrui, qui bien puissant seroit de le défendre et tenir contre lui ; et lui dit encore qu’il n’étoit qu’un fol, puisqu’il ne vouloit croire conseil. Le duc de Guerles qui vit son père enfîambé d’ire sur lui, pour l’amodérer, répondit et dit : « Conseillez-moi à mon honneur, et volontiers, pour l’amour de vous qui m’en requérez, j’en entendrai ; car voirement je vous dois toute obéissance, et vueil devoir et tenir, sans nul moyen. » Donc dit le duc de Juliers : « Or prime parlez-vous bien et à point, et nous y prendrons garde. »

Or fut avisé par grand’délibération du conseil, et pour sauver et garder l’honneur de toutes parties, que le duc de Guerles viendroit par devers le roi de France, et lui feroit honneur et révérence, telle comme il appartient de faire à un roi ; et s’excuseroit de la défiance qu’il lui avoit envoyée, et diroit ainsi : « Monseigneur, il est bien vérité qu’une lettre scellée dessous mon scel, fut une fois envoyée et portée en France, et vint à la connoissance de vous, en laquelle lettre sont escriptes et contenues défiances, appartenant à vous et à votre royaume, avec paroles impétueuses et déraisonnables, et hors du droit style et usage que princes et seigneurs ont à défier l’un l’autre, lesquelles je n’avoue pas que de ma bouche soit issue, ni de commandement mien, parole nulle, en amendrissant ni en diffamant votre nom et seigneurie. Et que celle excusance soit véritable et mise hors de vilain soupçon. Avint que, pour les grands alliances et serment que nous avons à notre très redouté seigneur le roi Richard d’Angleterre, à la requête de lui et de son conseil, nous envoyâmes en Angleterre quatre de nos chevaliers, et leur baillâmes notre scel, pour sceller ce dont ils seroient requis. À eux en fut, non à moi, de l’escripture et du sceller, car je ne savois, ni oncques ne sçus, avant la lettre scellée, quelle chose étoit dedans contenue. Si vous plaise que celle excusance vaille, car elle est véritable. Non que du serment ni de l’alliance de mon très redouté seigneur monseigneur le roi d’Angleterre je me veuille ôter, ni départir, ni aller à l’encontre de ce qu’il me commandera, et que je ne puisse bien, à sa requête et commandement, bien défier vous et autrui, quand il lui plaira, et semons en serai : excepté mon naturel seigneur le roi d’Allemagne ; car tout ce ai-je de serment envers lui fait, de bouche, en jurant et parlant, et de main mise. Mais pour l’honneur de vous, en considérant et en récompensant les peines et les travaux que vous savez eus de venir jusques ici, pour savoir le fond et la vérité de la défiance, je vous jurerai, et le serment vous tiendrai, que jamais ne vous guerroyerai ni défierai, que vous n’en soyez signifié un an devant. Et, monseigneur, il vous suffise. »

À ces paroles répondit le duc de Guerles : « Tout ce ferai-je assez bien et volontiers. Il n’y a rien de déshonneur ni blâme pour moi, à mon semblant. »

Sul cel état et traité que je vous ai commencé à entamer, se départit le duc de Juliers de son fils le duc de Guerles : et aussi fit l’archevêque de Coulogne ; et s’en retournèrent en Juliers, et vinrent à Nideskes. Quand temps et lieu fut, ils allèrent au roi de France, et lui remontrèrent tous les points et articles dessus escripts ; et dirent bien au roi et à ses oncles, afin qu’on s’avisât dessus, que du duc de Guerles on ne trairoit autre chose. Le roi de France désiroit trop fort à voir ce duc de Guerles, son cousin, pour ce qu’il leur avoit donné tant de peine. Si s’inclinoit assez à ces traités. Le duc de Bourgogne, qui vouloit que madame de Brabant et son pays demeurât en sûr état, si prenoit près que ce traité fût ouï et tenu, et que le duc de Guerles, sur le moyen qui mis étoit, vînt avant. Si ne conseilloit point le contraire. Et aussi une chose faisoit à ressoigner. L’hiver approchoit fort. Les nuits devenoient longues et froides. Les seigneurs de France étoient informés que Guerles n’étoit pas un pays pour hostoyer en temps d’hiver ; et aussi tous les jours on leur rapportoit qu’ils perdoient de leurs gens, chevaliers et écuyers, par ces Linfars[2] qui faisoient embûches sur eux. Tant fut allé, demené et parlementé, que les choses churent à accord. Et approcha le duc de Guerles ; et l’amenèrent le duc de Juliers son père, et le duc de Lorraine son cousin, et l’archevêque de Coulogne, en la tente du roi de France. Là étoient ses trois oncles, et son frère le duc de Touraine, le duc de Bar, le comte de la Marche, le comte de Saint-Pol, le comte Dauphin d’Auvergne, le sire de Coucy, le connétable de France, l’amiral de France, messire Guy de la Trémoille et grand’foison de barons de France. Et là se mit à genoux devant le roi, le duc de Guerles ; mais il me fut dit que le roi le fit lever : je ne sais comment il est allé, car je n’y fus pas ; je n’en sais fors que par ceux qui m’en informèrent ; mais il me fut dit que sagement et vaillamment, de la défiance pour la quelle il étoit là venu, en la forme dessus dite il s’excusa. Et tint le roi son excusance à bonne ; et de rechef il jura que, si jamais il vouloit défier le roi de France, ni le royaume guerroyer, il le signifieroit un an devant. Et demeurèrent les pays de Guerles et de Brabant en sûr état ; et, qui plus y avoit mis, plus y avoit perdu.

Ainsi se portèrent les ordonnances ; et soupa le duc de Guerles de-lez roi à sa table. Si vous dis qu’il fut moult regardé des François, pour la cause qu’il leur avoit tant donné de peine.

De toutes ces devises, ordonnances, convenances et assurances de paix, lettres furent lues, escriptes et scellées ; et, après toutes ces choses faites et mises avant en sûr état, ces seigneurs prirent congé l’un de l’autre ; mais, avant le département, le duc de Guerles demanda un don au roi de France, et le roi lui accorda et donna. Il demanda que tous les prisonniers, qui pris avoient été des François pour celle guerre, il les pût ravoir quittes et délivrés. Il les eut, et lui furent rendus en la forme et manière qu’il les avoit demandés. Aussi le roi lui demanda que tous les prisonniers que ses gens tenoient et avoient pris dans ce voyage, il les voulsist rendre et restituer. Le duc de Guerles s’excusa et dit : « Monseigneur, ce ne se peut faire. Je suis un povre homme ; et quand je sentis votre venue, je me fortifiai au mieux et au plus fort que je oncques pus, de chevaliers d’outre le Rhin et d’autres ; et leur eus en convenant et parole que tout le conquêt qu’ils feroient en celle guerre leur demeureroit. Si ne leur puis retenir ce que je leur ai donné, ni nulle puissance ni volonté n’en ai ; et si de rigueur je voulois user, ils me feroient guerre. Il vous plaise que ceci se passe, car je n’y puis remédier. »

Le roi vit bien et entendit qu’il n’en auroit autre chose. Si s’en souffrit atant ; et imagina que c’est trop grand’chose et trop renommée de lui, et de son royaume ; et que moult peut faire de povres gens riches. Si se tut et passa outre ; et ne releva oncques la parole. Au département et au congé prendre, ils montrèrent par semblant qu’ils se contentoient assez l’un de l’autre, Adoncques fut ordonné du déloger et du retraire, et de chacun retourner au pays dont il étoit issu. Et me fut dit que le roi de France seroit le jour de la Toussaint en la cité de Rheims ; et là tiendroit sa fête. Adonc se délogèrent toutes gens et mirent au retour. Or vous dirai, un petit, de l’armée de mer d’Angleterre.

  1. Les eaux et les pluies.
  2. Leichtfertig.