Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 741-742).

CHAPITRE CXXVII.

Comment le roi Charles sixième se logea amiablement sur la terre du duc de Juliers ; et comment un écuyer d’Auvergne fut tué d’un coup de coignée par un bûcheron Guerlois qu’il pensoit emmener prisonnier.


Ainsi se portèrent ces ordonnances ; et demeura en paix, par le moyen que je vous dis, le duc de Juliers. Mais le roi et les François se logèrent en my son pays qu’ils trouvèrent bon, gras et tout rempli de vivres. Or devoit le duc de Juliers aller devers son fils le duc de Guerles, ainsi qu’il fit ; mais ce ne fut pas sitôt. Si avinrent aucuns beaux faits d’armes au pays, car ces Allemands, qui sont moult convoiteux, s’abandonnoient à la fois de nuit, ou de bon matin, et venoient les François réveiller en leurs logis. Une fois prenoient, et autres fois étoient pris ; mais pour un Allemand qui pris étoit, les Allemands prenoient quatre François. Si firent un jour leur montre le connétable de France, le sire de Coucy, le duc de Lorraine, le maréchal de Blainville, messire Jean de Vienne, messire Jean de la Trémoille, et bien environ quatre mille hommes d’armes ; et s’en vinrent devant une ville en Guerles qu’on dit Remongne ; et s’ordonnèrent et mirent en arroi de bataille par devant. Pour ce jour, le duc de Guerles étoit là dedans qui prisa bien leur convenant ; mais il ne fit nulle saillie sur eux, car il n’avoit pas gens assez, dont moult il lui ennuyoit. Et furent là ces gens de France, en ordonnance de bataille, bien quatre heures ; et, quand ils virent que nul ne sauldroit sur eux, ils se départirent et retournèrent en leurs logis. Encore avint que du soir, au logis du duc de Berry, aucuns chevaliers et écuyers se recueillirent, sous l’entente de chevaucher le malin sur la terre des ennemis, à l’aventure ; et l’accordèrent et fiancèrent ce soir l’un à l’autre ; et pouvoient bien être environ cent lances. Quand ce vint au matin, tout fut rompu.

Or y avoit là un écuyer d’Auvergne, vaillant homme aux armes durement, qui s’appeloit Gourdinois, et étoit dessous la bannière au seigneur de l’Aigre. Quand il vit qu’on ne chevauchoit point, il fut moult courroucé ; et parla à aucuns compagnons, lesquels étoient de bonne volonté ; et fit tant qu’ils s’accompagnèrent ensemble trente lances ; et chevauchèrent à l’aventure tout ce matin, et ne trouvèrent rien. Quand Gourdinois, qui aimoit et désiroit armes, vit qu’ils retournoient sans rien faire, si fut moult courroucé, et dit à ses compagnons : « Or chevauchez tout bellement ; je veuil aller côtoyer tout bellement ce bois que je vois, moi et mon page tant seulement, pour savoir si nulle embûche y a, ni si rien sauldroit jamais hors ; et m’attendez là, dessus celle montagne. » Ils lui accordèrent. Gourdinois se partit, lui et son page, et chevaucha tout côtoyant le bois. Quand il eut un petit chevauché, il ouït bûcher au bois : si férit cheval des éperons et vint celle part, droit à la sente du bois. Quand il fut là venu, il trouva un Allemand Guerlois, qui charpentoit bois. Gourdinois prit son glaive et vint sur cel homme. L’homme fut tout ébahi et fit signe qu’il se rendoit à lui. Gourdinois le prit à mercy et lui fit signe aussi qu’il s’en venist avecques lui ; et pensa Gourdinois, et dit en lui-même : « Au moins montrerai-je à mes compagnons que j’aurai fait aucune chose quand j’aurai pris cel homme. Il nous fera quelque service en nos logis ! » Donc se mit-il au chemin et au retour vers ses compagnons. Gourdinois chevauchoit devant, une basse haquenée. L’Allemand le suivoit tout de pied, une grande cognée sur son épaule dont il avoit ouvré au bois. Le page de Gourdinois, monté sur son coursier, les suivoit, et portoit le bassinet de son maître, et traînoit sa lance, et s’en venoit tout sommeillant, pour la cause de ce qu’il étoit levé trop matin. L’Allemand, qui ne savoit là où il alloit ni quelle chose on vouloit faire de lui, s’avisa qu’il se délivreroit bien ; et vint tout bellement de-lez Gourdinois, et en tirant sa cognée, et le fiert sur la tête par derrière, et le pourfend jusques aux dents, et l’abat tout mort. Oncques le page n’en vit rien ni ne le sçut, qu’il ne le vît avant cheoir. Le vilain s’enfuit et tantôt se muça au bois, car il n’en étoit pas trop loin. Celle aventure advint à Gourdinois, dont tous ceux qui le connoissoient en furent moult courroucés, et par espécial tout le pays d’Auvergne, quand ils en furent informés, car c’étoit l’homme d’armes, lequel les Anglois doutoient le plus, et qui plus de dommage leur avoit fait et porté ; et pour vingt mille francs il ne fût point demeuré en prison, qu’on ne l’eût racheté. Or retournons au duc de Juliers.