Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre CXXXI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 748-749).

CHAPITRE CXXXI.

Comment le duc Jean de Berry, oncle du roi, ayant failli au mariage de la fille de Lancastre, envoya vers le comte de Foix, pour avoir la fille du comte de Boulogne qu’il nourrissoit et gardoit.


Quand le duc de Berry vit qu’il avoit failli à la fille du duc de Lancastre, il fut informé et avisé que le comte de Boulogne avoit une belle fille qui s’appeloit Jeanne, fille de madame Aliénor de Comminges : mais elle n’étoit pas de-lez le père ni la mère : ainçois étoit au pays de Béarn, de-lez le comte de Foix, son grand ami et cousin : lequel comte l’avoit nourrie, élevée, et gardée bien doucement, et nettement traitée, l’espace de plus de neuf ans, en son chastel à Ortais et ; gouvernoit tout son état, que oncques père ni mère, ni ami qu’elle eût, puis que le gentil comte la prit en garde et en nourrisson, n’y avoit rien mis ; ni la damoiselle ny avoit nulluy coûté, fors au comte de Foix. Si avoit-il été par plusieurs fois requis et prié de son mariage : mais n’y avoit voulu entendre ; et répondoit à ceux qui lui en parloient, que la damoiselle étoit encore trop jeune. Et par espécial, messire Bernard d’Armignac, frère au comte d’Armignac, en avoit fait prier et parler par plusieurs fois ; et promettoit, que, s’il l’avoit par mariage, que la guerre seroit finie entre eux et lui, du challenge de la terre de Béarn, et, nonobstant toutes ces promesses, le comte n’en fit compte. Et s’excusoit et répondoit que sa cousine était trop jeune ; mais il disoit autre chose à ses gens, ainsi comme me dit messire Espaing du Lyon. « Ceux d’Armignac me veulent bien tenir pour bête, quand ils me requièrent de mon dommage. Si je leur donnois ma cousine, je les renforcerois et je m’affoiblirois. Jà tiennent-ils de force, et non de droit, la comté de Comminges qui est héritage de par sa mère et sa tante, à ma cousine de Boulogne. Je vueil bien qu’ils sachent que je ne la marierai jà en lieu, fors si fort et si puissant, qu’ils seront tenus en guerre pour son héritage de Comminges ; car ils n’ont de présent à répondre, fors à un homme mort, le comte de Boulogne, son père. » Donc il étoit avenu, que, quand le comte d’Armignac et messire Bernard son frère virent qu’ils n’y pouvoient venir, vivant leur tante, madame de Berry, ils en avoient parlé au duc de Berry, que ce seroit un beau mariage pour Jean de Berry son fils : dont le duc avoit envoyé suffisans messagers en Béarn, devers le comte de Foix, en priant, et tous mal-talens mis jus et pardonnés que du temps passé avoient eus ensemble, il pût avoir la damoiselle de Boulogne pour Jean son fils, en cause de mariage ; et que le comte de Boulogne, père de la damoiselle, le vouloit, l’accordoit, et s’y assentoit. Le comte de Foix avoit fait bonne chère aux ambassadeurs ; mais il s’étoit excusé, et disoit qu’elle étoit trop jeune : et, aussi quand sa cousine de Comminges comtesse de Boulogne, la lui bailla et délivra, et mit en garde et en charge, elle lui avoit fait jurer, que, sans son sçu, il ne la marieroit jà, en lieu quel qu’il fût. Si vouloit tenir son serment, et de l’enfreindre nul ne le devroit requerre. Et celle excusance mettoit avant le comte de Foix, car il savoit bien que sa cousine de Comminges qui se tenoit au royaume d’Arragon, de-lez le comte d’Urgel son frère, à nuls de ceux d’Armignac ni qui venissent du sang ni de l’extraction d’Armignac point ne s’accorderoit. Parquoi les ambassadeurs du duc de Berry retournèrent adonc, sans rien faire ; et, en l’absence d’eux, le comte de Foix avoit dit, si comme me dit messire Espaing de Lion : « Le duc de Berry et son conseil me veulent bien tenir pour bête et ignorant, quand ils veulent que je renforce mes ennemis. Jean de Berry est cousin germain à mes adversaires d’Armignac. Ce marché ne ferai-je jamais. Je la marierois avant en Angleterre ; et jà en a-t-on parlé à messire Henry de Lancastre, comte de Derby, et fils au duc de Lancastre. Si je ne cuidoit trop fort courroucer le roi de France, nul autre n’y viendroit, fors lui. Encore ne sais-je quelle chose j’en ferai ; car, avant la marierois-je là à ma plaisance, que nul de ceux d’Armignac l’eût à ma déplaisance ; et à moi en est du faire ou du laisser ; je n’ai que faire m’en mélancolier ni soucier. »

Quand le duc de Berry sçut de vérité, que le duc de Lancastre marioit sa fille au fils du roi de Castille, et que ce mariage en nulle matière il ne le pouvoit rompre ni briser qu’il ne se fît, si fut cinq ou six jours fort pensif, et tant que ceux qui les plus prochains de lui étoient lui demandèrent quelle chose il avoit. Il s’en découvrit à eux, et leur dit son intention. Donc lui dirent ceux de son conseil : « Sire, si vous avez failli à la fille du duc de Lancastre, vous pouvez bien recouvrer ailleurs, et en fille de grand seigneur, et taillée d’être grand’héritière encore en temps avenir ; mais pour le présent elle est un petit trop jeunette contre votre âge. Je ne sais si pour celle cause le comte de Foix qui l’a en garde la vous refusera. » — « Est-ce la fille au comte de Boulogne ? » dit le duc de Berry. « Oui, monseigneur ! » répondirent ceux de son conseil. « En nom Dieu, répondit le duc, il le nous faudra essayer. »

Depuis ne demeura guères de temps, qu’il escripvit devers le comte de Foix, en lui signifiant moult doucement et moult amiablement qu’il envoyeroit devers lui quatre chevaliers espéciaux et grands seigneurs, tels comme le comte de Sancerre, le sire de là Rivière, messire Guy de la Trémoille, et le vicomte d’Assy ; et ces quatre seroient si forts et si sûrs pour traiter du mariage de lui à la fille du duc de Boulogne, la quelle il avoit en garde, que bien lui devroit suffire, mais que ce fût sa plaisance ; et prioit, en ses lettres, au comte de Foix, que sur ce il voulsist rescripre son intention dessus, parquoi ses gens ne travaillassent pas en vain, ni ne perdissent leur peine.

Le comte de Foix recueillit les messagers, qui ces lettres de traités à entamer apportèrent, moult liement ; et rescripvit, par ceux mêmes, au duc de Berry, que de ces nouvelles il étoit tout réjoui ; et qu’il étoit tout appareillé de recueillir, fût en Foix ou en Béarn, les chevaliers dessus nommés ; mais qu’ils eussent l’accord du comte de Boulogne et de la comtesse. Quand le duc de Berry, au retour de ses messagers, ouït ces nouvelles, si fut moult réjoui ; et exploita tout cel hiver, puis à l’un, puis à l’autre, pour avenir, sur l’été, à ce mariage. Si ne se firent pas les besognes sitôt, car bien savoit le duc de Berry, que le comte de Foix n’étoit pas un sire léger à entamer, et qu’il y auroit moult de paroles retournées avant que tous les procès fussent conclus. Si vouloit sagement ouvrer de ces besognes. Et envoya espéciaux messagers devers le pape Clément, qui cousin étoit moult prochain à la damoiselle de Boulogne. Lequel pape fut moult réjoui, quand il sçut que sa cousine pouvoit être si hautement mariée comme au duc de Berry, oncle du roi de France ; et en escripvit le pape au comte de Foix, en lui signifiant moult amiablement qu’il ne voulsist pas varier aux traités de ce mariage, car leur lignage en seroit tout refait. Le comte de Foix recevoit lettres à tous lez, car bien savoit dissimuler de telles besognes : et tenoit toutes les parties en amour, le pape, et le duc de Berry aussi, mais il n’y avoit si sage d’eux, ni de leurs consaux, qui sçût à dire quelle chose le comte de Foix pensoit parfaitement. Nous nous souffrirons un petit de ces besognes : et parlerons du siége de Mont-Ventadour et de Geoffroy Tête-Noire.