Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 575-578).

CHAPITRE LXII.

Comment en Angleterre eut grand’pestillence entre les gentilshommes et les communes pour les finances et tailles.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment l’armée de mer et la grande assemblée, qui fut à l’Escluse de gens d’armes, d’arbalêtriers, de gros varlets et de grand’foison de navires, et tout ordonné et assemblé pour aller en Angleterre, se dérompit[1]. Pour montrer et donner courage et volonté de aller une autre fois en Angleterre, parquoi on ne desist pas que les François fussent froids ni recréans de faire ce voyage ou un aussi grand, il fut ordonné que tantôt, à l’entrée de mai que la mer est paisible et que il fait bon guerroyer, le connétable de France auroit charge d’aller en Angleterre à quatre mille hommes d’armes et deux mille arbalêtriers. Et se devoient toutes les gens d’armes du connétable trouver et assembler en une cité en Bretagne séant sur mer, sus les frontières de Cornouaille, que on dit Lautriguier ; et là se faisoient les pourvéances grandes et grosses, et devoient toutes gens d’armes passer à chevaux pour plus aisément courir en Angleterre ; car, sans aide de chevaux, sur terre on ne peut faire guerre qui vaille. Et vous dis que au hâvre de Lautriguier en Bretagne avoit très grand et très bel apparent de naves, de hoquebots, de barges de balleniers et de gallées ; et les pourvéoit-on de vins, de chairs salées, de biscuit et de toutes choses, si largement que pour vivre quatre ou cinq mois toutes gens, sans rien prendre ni trouver sur le pays ; car bien savoient le connétable et ses consaulx que les Anglois, quand ils sentiroient venir ni approcher tant de si bonnes gens d’armes en leur pays, ils détruiroient tout ; par quoi nul ne fût aisé des biens que il trouveroit au plat pays ; et pour ce faisoit le connétable ses pourvéances si fortes. D’autre part aussi, et tout de une issue et de une armée, et pour aller aussi en Angleterre, se ordonnoit et appareilloit une très belle et grande navie au hâvre de Harfleur, car le sire de Coucy, le comte de Saint-Pol et l’amiral de France devoient là monter atout deux mille lances, et pour aller en Angleterre. Et étoit tout ce fait à l’entente, si comme renommée couroit, que pour attraire le duc et la duchesse de Lancastre hors de Castille et pour en voir le mouvement et la fin. Le duc de Bourbon se tenoit encore à Paris, car bien savoit que si le duc de Lancastre retournoit en Angleterre, il n’auroit que faire en Castille ni travailler son corps si avant. Et devoient en l’armée du connétable être et aller en Angleterre avecques lui Bretons, Angevins, Poitevins, Mansaulx, Xaintongiers, Blaisois et Tourangeaux, et chevaliers et écuyers des basses marches ; et avecques le comte de Saint-Pol et le sire de Coucy devoient être François, Normands et Picards ; et le duc de Bourbon avoit deux mille lances pour sa charge, Berruyers, Auvergnois, Limousins et Bourguignons des basses marches. Ainsi étoient en ce temps les choses parties en France ; et savoit chacun quelle chose il devoit faire et où il devoit aller, fût en Angleterre ou en Castille.

Bien est vérité que le royaume d’Angleterre fut en celle saison en grand péril et en pestillence, plus grande assez que quand les vilains d’Exsesses et de la comté de Kent et d’Arondel se rebellèrent contre le roi et les nobles, et ils vinrent à Londres, et je vous dirai raison pourquoi.

Les nobles d’Angleterre et les gentilshommes furent adoncques tous d’un accord et de une alliance avecques le roi contre les vilains. Maintenant ils se différoient les uns des autres trop grandement, le roi d’Angleterre contre ses deux oncles le duc d’Yorch et le duc de Glocestre, et les oncles contre le roi ; et toute celle haine venoit et naissoit du duc d’Irlande qui étoit tout le conseil du roi. Les communautés en Angleterre, en plusieurs lieux, cités et bonnes villes, savoient bien le différend qui entre eux étoit. Les sages le notoient à grand mal qui en pouvoit naître et venir ; les fous n’en faisoient compte, et disoient que c’étoit tout par envie que les oncles du roi avoient sus leur neveu le roi, et pour ce que la couronne d’Angleterre leur éloignoit ; et les autres disoient : « Le roi est jeune ; si croit jeunement et jeunes gens ; mieux lui vaudroit, et plus honorable et profitable lui seroit, de croire ses oncles qui ne lui veulent que bien et l’honneur et profit du royaume d’Angletere, que celle poupée le duc d’Irlande, qui oncques ne vit rien, ni oncques rien n’apprit, ni ne fut en bataille. » Ainsi se différoient les cœurs et les langages des uns et des autres en Angleterre ; et y apparoient grandes tribulations ; et bien étoit sçu et connu en France ; et pour ce s’appareilloient les dessus dits nommés seigneurs de y aller à toute leur puissance et faire un très grand destourbier.

D’autre part; les prélats d’Angleterre étoient aussi en haine l’un contre l’autre ; l’archevêque de Cantorbie, lequel étoit de ceux de Montagu et de Percy contre l’archevêque d’Yorch, lequel étoit de ceux de Neville. Si étoient-ils proismes et voisins, mais ils sentre-héoient mortellement, pour tant que le sire de Neville avoit le regard et le gouvernement de Northonbrelande à l’encontre des Escots dessus le comte de Northonbrelande et ses enfans, messire Henry et messire Raoul de Percy. Et en celle seigneurie et donation l’avoit mis son frère l’archevêque d’Yorch, qui étoit l’un des gens du conseil du roi avecques le duc d’Irlande,

Vous devez savoir que, si très tôt que les Anglois sçurent que le voyage de mer de l’Escluse fut rompu et brisé, il y eut en Angleterre plusieurs murmurations en plusieurs lieux ; et disoient aucuns, qui pensoient le mal avant que le bien : « Que sont devenues les grandes entreprises et les vaillans hommes d’Angleterre ? Le roi Édouard vivant, et son fils le prince, nous soldions aller en France et rebouter nos ennemis de telle façon que nul ne s’osoit mettre en bataille contre nous ; et si il s’y mettoit, il étoit déconfit davantage. Quelle chose fut-ce du noble roi Édouard de bonne mémoire, quand il arriva en Normandie, en Costentin, et il passa parmi le royaume de France ? Et les belles batailles, et les beaux conquêts que il y eut sur le chemin ? Et puis à Crecy il déconfit le roi Philippe et toute la puissance de France, et prit, avant que il retournât de ce voyage en Angleterre, la ville de Calais ! Où sont les chevaliers ni ses enfans en Angleterre maintenant qui fassent la chose pareille ? Aussi du prince de Galles, le fils de ce noble roi ? Ne prit-il pas le roi de France et déconfit sa puissance à Poitiers, à peu de gens que il avoit contre le roi Jean ? En ces jours étoient Anglois doutés et cremus, et parloit-on de nous par tout le monde et de la bonne chevalerie qui y étoit ; et maintenant on s’en doit bien taire, car ils ne savent guerroyer fors que les bourses aux bonnes gens. À ce faire sont-ils tous appareillés. Il n’y a en France que un enfant à roi, et si nous donne tant à faire que oncques ses prédécesseurs n’en firent tant. Encore a-t-il montré grand courage de venir en ce pays. Il n’a pas tenu à lui, fors à ses gens. On lui doit tourner à grand’vaillance. On a vu le temps que, si telles apparences de nefs et de vaisseaux fussent avenues à l’Escluse, que le bon roi Édouard ou son fils les fussent allés combattre à l’Escluse ; et maintenant les nobles de ce pays sont tous réjouis, quand ils n’ont que faire et que on les laisse en paix ; mais pour ce ne nous laissent-ils pas en paix ni en repos d’avoir de l’argent. On a vu le temps que, quand les conquêtes se faisoient de ceux de ce pays en France ; et si n’en payoit-on ni maille ni denier, dont on s’en sentit en rien ; mais retournoient et abondoient les biens de France en ce pays, tant que tous en étoient riches. Où vont les finances si grandes et si grosses que on lève par tailles en ce pays avecques les rentes et coutumes du roi ? Il faut qu’elles se perdent ou soient emblées. On devroit savoir comment le royaume est gouverné ni le roi mené. Et ce ne se peut longuement souffrir que il ne soit sçu ; car ce pays n’est pas si riche ni si plein de puissance que il puist porter le faix que le royaume de France fait et feroit, où tous les biens de ce monde redondent. Encore outre, il appert bien que nous sommes en ce pays affoiblis de sens et de grâce. Nous soulions savoir toutes les armes et les consaulx qui en France se faisoient trois ou quatre mois devant. Donc nous nous pourvoyons et avisions là dessus. À présent nous n’en savons rien ; mais savent les François tous nos secrets et notre conseil ; et si n’en savons qui inculper. Si sera-t-il sçu un jour, car il y a des traîtres couverts en la compagnie. Et mieux vaudroit que on le sçût tôt que tard ; car on le pourroit bien savoir si tard que on n’y pourroit remédier ni aider. »

Ainsi par divers langages se devisoient les gens en Angleterre, et aussi bien chevaliers et écuyers que communautés ; tant que le royaume en gisoit en dur parti et en grand péril. Et pour ce l’assemblée que le roi d’Angleterre, ses oncles et son conseil avoient faite étoit grande et grosse. Et avoient fait grands coustages en plusieurs manières, pour aller et remédier à l’encontre du roi de France et des François, qui devoient par l’Escluse entrer et venir en Angleterre ; car chevaliers et écuyers qui en avoient été mandés vouloient être payés de leurs sauldées ; c’étoit raison. Si fut ordonné un parlement général en la cité de Londres, des nobles, des prélats et des communautés d’Angleterre ; et principalement la chose étoit taillée et assise pour faire une grosse taille en Angleterre et de prendre sus chacun feu un noble, et le fort portant le foible.

Le parlement s’ajusta ; et vinrent à Wesmoustier tous ceux qui venir y devoient, et encore plus. Car moult y vinrent pour ouïr et savoir nouvelles qui point n’y étoient mandés. Là fut le roi et ses deux oncles, messeigneurs Aymon et Thomas[2]. Là furent tous les nobles. Et fut parlementé et dit que on ne savoit au trésor du roi point de finance, fors que pour son état maintenir bien sobrement ; et que il convenoit, ce disoient ceux de son conseil, que on fesist une générale taille parmi le royaume d’Angleterre, si on vouloit que le grand faix et le grand coûtage qui avoit été fait généralement, pour la doutance du roi de France et des François, fussent payés.

À tout ce s’accordoient assez bien tous ceux de l’évêché de Nordvich et de l’archevêché de Cantorbie, de la comté d’Excesses, de la comté de Hantonne[3], de l’évêché de Warvich et de la terre au comte de Sallebery[4], pourtant que ils sentoient mieux que ce avoit été que les autres lointains, et que ils avoient eu plus grand’paour que ceux du Nord ni ceux de la marche de Galles, de Bristo, ni de Cornouailles. Et y étoient les lointains tout rebelles, et disoient : « Nous n’avons nulluy vu de nos ennemis venir en ce pays. À quelle fin mettrions-nous outre si grand’somme et serions-nous grevés et pressés, et si n’a-t-on rien fait ? » — « Ouil, ouil, disoient aucuns : qu’on parole à l’archevêque d’Yorch, conseiller du roi, au duc d’Irlande qui a eu soixante mille francs du connétable de France pour la rédemption de Jean de Bretagne : cet argent-là dut avoir été tourné au commun profit d’Angleterre. Qu’on parole à messire Simon Burlé, à messire Guillaume Helmen, à messire Thomas Trivet, à messire Nicolas Brambre, à messire Robert Trisilien, à messire Miquiel de la Poule, à messire Jean de Sallebery, à messire Jean de Beauchamp, qui ont gouverné le roi et le royaume. Si cils rendoient compte des levées que ils ont fait en Angleterre, ou si on leur faisoit rendre, le menu peuple demoureroit en paix ; et si seroient les frais payés que on doit, et si auroit on or et argent assez de demourant. »

Quand telles paroles furent ouvertes et mises avant, les oncles du roi en furent grandement réjouis, car c’étoit pour eux que on parloit ; car tous ceux que j’ai nommés leur étoient trop durs ; et ne pouvoient avoir bout ni volée ni audience en la cour du roi pour eux. Si aidèrent à remettre sus ces paroles, et pour entrer en la grâce du peuple, à dire : « Ces bonnes gens qui ainsi parlent sont bien conseillés, si ils veulent avoir compte et si ils se défendent de non payer, car voirement doit avoir en la bourse du roi ou de ceux qui l’ont gouverné grand’finance. » Petit à petit ces paroles se monteplièrent ; et le peuple qui se défendoit de non être taillé ni le royaume aussi, s’enhardit grandement de parler et de défendre, quand ils virent que les oncles du roi étoient de leur accord et les aidoient à soutenir, et l’archevêque de Cantorbie, le comte de Sallebery, le comte de Northonbrelande et plusieurs barons d’Angleterre.

Adonc fut dissimulée celle taille ; et fut dit que on n’en feroit rien pour celle saison jusques à la Saint-Michel qui retourneroit. Chevaliers et écuyers qui cuidoient avoir argent et or n’en eurent point, dont ils se contentèrent mal sur le roi et son conseil. On les apaisa le mieux que on pouvoit. Le conseil du roi se départit mal duement, je ne sais comment ; les uns ça et les autres là. Le roi ne prit point congé à ses oncles, ni ses oncles à lui. Le roi fut conseillé que il s’en allât en la marche de Galles et là se tint un temps, tant que autres nouvelles lui vensissent. Il répondit : « Je le vueil. » Si se départit de Londres sans prendre congé à nulluy, et enmena en sa compagnie tout son conseil, les dessus nommés, excepté l’archevêque d’Yorch, qui s’en alla arrière en son pays sur son archevêché ; dont trop bien lui chéy, car si il eût été avecques les autres, quand le trouble émut, je crois que on eût fait de lui ce que on fit de tout le conseil du roi, si comme je vous recorderai temprement en l’histoire. Mais aussi faut-il parler de France comme d’Angleterre, quand la matière le requiert.

  1. Il s’agit de l’expédition préparée à l’Écluse, qui échoua, en 1386, par le retard du duc de Berry.
  2. Edmond, duc d’York, et Thomas, duc de Glocester.
  3. Southampton est dans le Hampshire.
  4. Salisbury est dans le Wiltshire.