Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 578-581).

CHAPITRE LXIII.

Comment le connétable de France et plusieurs autres s’appareilloient pour aller en Angleterre conquérir villes et chastels.


Quand la douce saison fut venue et le beau et joli mois de mai, que on compta en ce temps en l’an de grâce Notre Seigneur mil trois cent quatre vingt et sept, endementres que le duc de Lancastre étoit en Galice et que il faisoit ses conquêtes, et que il et le roi de Portingal atout grand’puissance chevauchoient en Castille, et que nul ne leur alloit audevant, s’ordonnoient en France, si comme je vous ai ci-dessus dit, le connétable de France d’un lez, le comte de Saint-Pol, le sire de Coucy et messire Jean de Vienne d’autre lez ; l’un à Lautriguier en Bretagne et l’autre à Harfleur en Normandie, pour aller en celle saison en Angleterre, et de là mener jusques à six mille hommes d’armes, deux mille arbalêtriers et six mille gros varlets. Et étoit ordonné que nul ne devoit passer mer, ni entrer en ce voyage, si il n’étoit armé de toutes pièces, pourvu de vivres et de pourvéances pour quatre mois, et toute fleur de gens d’armes, et pourvus de foins et d’avoines pour leurs chevaux ; quoique sur l’été Angleterre est un pays bon pour ostoier chevaux. Et avoient ces seigneurs, qui capitaines étoient et souverains de faire ce voyage, un certain jour concordé ensemble quand ils se départiroient ; et devoient prendre terre en deux ports en Angleterre à Douvres et à Oruelle. Et approchoit grandement le jour que ils devoient être en leurs navies. Et si comme il avoit été fait et ordonné en la saison passée à l’Escluse, que les mesnies des seigneurs faisoient les pourvéances de charger de toutes choses qui leur appartenoit et qui leur pouvoit être nécessaire, naves et balenniers, ainsi faisoient-ils pareillement à Harfleur en Normandie et en Lautriguier en Bretagne. Et étoient jà payés les gens d’armes pour quinze jours, lesquels le sire de Coucy, le comte de Saint-Pol et l’amiral devoient mener outre. Mais ils étoient encore en leurs hôtels, fors les lointains de la havêne, qui venoient tout bellement, et approchoient Normandie.

Ces passages pour certain étoient si affermés, que nul ne cuidoit que ils se dussent rompre. Aussi ne rompirent-ils pas par l’incidence ni affaire des capitaines, lesquels étoient élus et ordonnés du mener ; mais se rompirent par une autre manière merveilleuse qui advint en Bretagne, de laquelle le roi de France et son conseil furent durement conseillés pour celle saison, mais amender ne le purent ; et leur convint porter et dissimuler bellement et sagement, car il n’étoit pas heure de l’amender. Et aussi autres nouvelles qui étoient felles vinrent des parties d’Allemagne au roi de France et à son conseil tout en une même saison, desquelles je vous ferai mention quand temps et lieu sera. Mais nous parlerons de celles de Bretagne avant que de celles d’Allemagne, car ce furent les premières et les plus mal prises quoique les autres coûtèrent plus.

Si je disois : ainsi et ainsi en advint en ce temps, sans ouvrir ni esclaircir la matière qui fut grande et grosse et horrible et bien taillée de aller finalement, ce seroit chronique et non pas histoire ; et si m’en passerois bien si je voulois. Or ne m’en veuil-je pas passer que je n’éclaircisse tout le fait, au cas que Dieu m’en a donné le temps, le sens, la mémoire et le loisir de chroniquer et historier tout au long de la matière. Vous savez, si comme il est contenu en plusieurs lieux ci-dessus en celle histoire, comment messire Jean de Montfort qui s’escript et nomme duc de Bretagne, et voirement l’est-il par conquêt et non par droite hoirie, a toujours à son loyal pouvoir soutenu la guerre et opinion du roi d’Angleterre et de ses enfans à l’encontre du roi de France et des François. Et bien y a eu cause, au voir dire, que il ait été de leur partie, car ils lui ont fait sa guerre ; car sans eux ni leur aide n’eût-il rien fait ni exploité devant Auray ni ailleurs.

Vous savez encore, et il est escript et contenu ici dessus en celle histoire, comment le duc de Bretagne ne put faire sa volonté des nobles de son pays, de la greigneur partie ni des bonnes villes, espécialement de messire Bertrand du Glayaquin tant comme il vesqui, de messire Olivier de Cliçon, connétable de France, du seigneur de Laval, du seigneur de Beaumanoir, du seigneur de Rays, du vicomte de Rohan, du seigneur de Dinant et du seigneur de Rochefort. Et là où ces barons se veulent incliner toute Bretagne s’incline.

Bien veulent être avecques leur seigneur et duc contre tout homme, excepté la couronne de France. Et sachez véritablement que je ne puis voir ni imaginer par nulle voie que les Bretons n’aient gardé et gardent encore mêmement et principalement l’honneur de France ; et on le peut voir clairement qui lit ici dessus celle histoire en plusieurs lieux. Et tout ce qui est escript est véritable. Qu’on ne dise pas que j’aie la noble histoire corrompue, par la faveur que je ai eue au comte Gui de Blois, qui le me fit faire et qui bien m’en a payé tant que je m’en contente, pour ce que il fut nepveu et si prochain que fils au comte Louis de Blois, frère germain à Saint-Charles de Blois, qui tant qu’il vesqui fut duc de Bretagne ! Nennil vraiment ! car je ne vueil parler fors que de la vérité, et aller parmi le tranchant sans colorer l’un ni l’autre ; et aussi le gentil sire et comte, qui l’histoire me fit mettre sus et édifier, ne le voulsist point que je la fisse autrement que vraie.

À retourner au propos : vous savez que, quand le duc Jean de Bretagne vit que il ne pouvoit faire sa volonté de ses gens, et se douta de eux grandement que de fait ils ne le prendissent et amenassent en la prison du roi de France, il se départit de Bretagne et emmena en Angleterre tout son hôtel et sa femme, madame Jeanne de Hollande, fille qui fut jadis à ce bon chevalier messire Thomas de Hollande, aussi qui sœur étoit du roi Richard d’Angleterre ; et là se tint un temps ; et puis vint en Flandre de-lez le comte Louis, qui étoit son cousin germain, lequel le tint de-lez lui plus d’un an et demi. En la fin son pays le remanda, et par bon accord il y ralla.

Encore lui revenu à celle fois au pays de Bretagne, les aucunes villes lui étoient closes et rebelles, espécialement la cité de Nantes ; mais tous les barons et les chevaliers et prélats étoient de son accord, excepté les barons nommés ci-dessus. Et pour avoir la seigneurie et obéissance de eux, et par le moyen aussi de ses plusieurs cités et bonnes villes qui s’y assentirent pour donner cremeur au roi de France et à son conseil, car on les vouloit presser en soussides et en aides, si comme on fait en France et en Picardie, et nullement il ne l’eût souffert ni son pays aussi, il manda en Angleterre au roi et à son conseil confort et aide de gens d’armes et d’archers ; et leur signifia et certifia ainsi, là où le roi d’Angleterre ou l’un de ses oncles viendroient ou voudroient venir en Bretagne atout puissance de gens d’armes et d’archers, il trouveroit le pays tout ouvert et appareillé pour eux recevoir et recueillir.

Le roi d’Angleterre et son conseil furent tout réjouis de ces nouvelles, et leur semblèrent bonnes ; et ne pouvoient mieux exploiter que de là envoyer, puisque Bretagne leur seroit ouverte et appareillée, ni leur guerre ne pouvoit être plus belle. Si envoyèrent le comte de Bouquinghen atout quatre mille hommes d’armes et huit mille archers, lesquels arrivèrent à Calais et passèrent tout parmi le royaume de France, et ne trouvèrent à qui parler, si comme il est contenu ci-dessus. Si ne demandoient-ils que la bataille ; et vinrent en Bretagne, et cuidoient trouver le pays tout ouvert et appareillé pour eux recevoir et pour passer l’hiver, et là dedans eux aiser et rafreschir, car au voir dire, ils avoient fait un lointain voyage : mais ils trouvèrent tout le contraire ; car le duc de Bretagne fut si mené de ses gens et si sagement traité que on l’apaisa au jeune roi Charles de France ; car au roi Charles, son père, ne l’eût-on point apaisé, car trop le hayoit[1].

Et le duc de Bourgogne, qui pour ce temps avoit une partie du gouvernement du royaume de France, lui aida grandement à faire sa paix, car il en étoit traité et prié de madame sa femme, madame de Bourgogne, qui y mit grand’peine, pour la cause de ce que le duc de Bretagne lui étoit de lignage si prochain. Et convint que il deffaulsist aux Anglois de tous ses convenans, car il ne leur en put tenir nul ni accomplir, ni ne feroit jamais que Bretons quittement ni liement se rendissent au roi d’Angleterre pour guerroyer le royaume de France : oncques n’eurent celle opinion, ni jamais n’auront. Et convint les Anglois, l’hiver que ils y logèrent en la marche de Vennes, recevoir et prendre tant de povretés que oncques tant n’en eurent pour une saison ; et par espécial leurs chevaux moururent tant de faim comme de povreté. Et se départirent de Bretagne, sur le temps d’été, si mal contens du duc que plus ne pouvoient ; et espécialement le comte de Bouquinghen et les barons d’Angleterre qui en sa compagnie étoient ; et eux retournés en Angleterre, ils en firent grands plaintes au roi, au duc de Lancastre et à son conseil ; et fut devisé et ordonné que on délivreroit Jean de Bretagne qui lors étoit prisonnier en Angleterre, et le amèneroient Anglois, à puissance de gens d’armes, en Bretagne pour guerroyer le duc de Bretagne ; et disoient Anglois : « Messire Jean de Montfort sait bien que nous l’avons mis en la possession de la seigneurie de la duché de Bretagne ; car sans nous, il n’y fût jamais venu ; et nous a joué de ce tour que travailler nos corps et lever nos gens et faire dépendre l’argent du roi. C’est bon, dirent-ils, que nous lui montrons que il a mal fait. Au fort nous ne nous en pouvons mieux venger que de délivrer son adversaire, et lui mener en Bretagne ; car tout le pays lui ouvrira villes, cités et chastels, et boutera l’autre hors qui nous a ainsi trompés. » Tous furent d’un général accord ; et Jean de Bretagne fut amené en la présence du roi et des seigneurs ; et lui fut dit que on le feroit duc de Bretagne, et lui seroit recouvré tout l’héritage de Bretagne ; et auroit à femme madame Philippe de Lancastre, fille au duc de Lancastre, mais que la duchesse de Bretagne il voulsist tenir en foi et hommage et relever du roi d’Angleterre, laquelle chose il ne voult faire. La dame fille du duc l’eût-il bien prise par mariage ; mais que il eût juré contre la couronne de France, il ne l’eût jamais fait, pour demeurer autant en prison que il y avoit été ou toute sa vie. Quand on vit ce, si se refroida-t-on de lui faire grâce, et fut renvoyé en la garde de messire Jean d’Aubrecicourt, si comme il est contenu en celle histoire ici dessus.

Or devez-vous savoir que je ai fait de toutes les choses dessus dites énarration pour les incidences qui s’en poursuivent, et que on a vu apparoir par le duc de Bretagne ens ou pays de Bretagne. Car le duc savoit bien, et s’en apercevoit bien clairement, que il étoit grandement hors de la grâce des nobles d’Angleterre et de la communauté ; et venoient selon l’imagination les meschefs et les haines, pour le voyage que le comte de Bouquinham et les Anglois avoient fait en France, dont ils étoient descendus en Bretagne, et quand ils furent là, ils trouvèrent tout le contraire au duc de ce que il leur avoit promis. Et ne lui escripsoient jamais le roi ni ses oncles si amiablement ni clairement, ainsi comme ils avoient fait plusieurs fois, et par espécial avant que le voyage au comte de Bouquinghen se fît en France ; et étoit entré en doute encore plus grand que devant, quand il vit retourné en Bretagne et délivré de tous points d’Angleterre Jean de Bretagne ; et pensoit en soi-même que les Anglois l’avoient fait pour le contrarier. Si s’avisa le duc d’un merveilleux avis, et jeta son imagination sur ce que à toutes ces choses il pourverroit de remède, et radresseroit les choses en bon point, et feroit tant couvertement que les Anglois lui en sauroient gré ; car il savoit bien que l’homme au monde que les Anglois doutoient et héoyent le plus, c’étoit messire Olivier de Cliçon, connétable de France. Car au voir dire, messire Olivier de Cliçon ne faisoit ni nuit ni jour que soubtiller comment il pût porter contraire et dommage aux Anglois ; et l’armée de l’Escluse voirement l’avoit-il jetée, avisée et commencée ; et si étoit conduiseur de celle qui se faisoit à Harfleur et par Lautriguier. Si dit en soi-même que, pour complaire aux Anglois et retourner en leur grâce, et eux montrer que au fort il ne fait ni ne faisoit pas trop grand compte de l’amour et de la grâce des François, il romproit et briseroit le voyage, non que il dût ses gens défendre, ni commander, sur la peine de perdre leurs héritages, que nul n’allât en Angleterre ; cela ne feroit-il point, car il montreroit trop clairement que la guerre seroit sienne et l’affaire sienne ; nennil ; il vouloit ouvrer et faire ses besognes plus couvertement. Et comment, disoit-il en son imagination, le pourroit-il faire honorablement ? à son honneur ne pouvoit-ce être. Ne-que-dent il vouloit et convenoit que il le fesist ores ou jamais. Et prendroit le connétable de France, et l’occiroit ou feroit noyer, les Anglois lui en sauroient bon gré, car ils le héent ; et n’auroit à faire que à son lignage, lesquels n’étoient pas puissans pour lui faire guerre ; car le connétable n’a que deux filles à enfans, dont Jean de Bretagne a l’une et le fils du vicomte de Rohan l’autre : contre eux se cheviroit-il bien, et contre tout son lignage. Il n’auroit mort que un baron ; mais que il fût mort, nul n’en leveroit guerre : qui est mort, il est mort.

  1. Tous ces événemens ont été racontés avec de grands détails dans le IIe livre de Froissart.