Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 596-597).

CHAPITRE LXIX.

Comment le roi de Portingal ardit une ville quand il départit du Port, et assiégea deux châteaux ; mais il les laissa par ennui.


Le roi de Portingal se départit du Port et laissa la roine sa femme et sa sœur, la jeune fille au duc de Lancastre ; et pour elles garder et la cité aussi il y ordonna le comte de Novaire à demeure, atout deux cents lances de Portingalois et de Gascons qui l’étoient venus servir ; et puis se mit aux champs. Et se logèrent du premier jour à trois lieues du Port ; et à lendemain ils se délogèrent et chevauchèrent en trois batailles. Et ne pouvoient aller que le pas pour les gens de pied que le roi menoit, où bien avoit douze mille hommes, et pour le sommage et le charroi qui étoit moult grand, car il tenoit bien deux lieues de long. L’avant-garde faisoit le maréchal, un chevalier de Portingal bon homme d’armes, qui s’appeloit Alve Perrière[1]. Avecques lui étoient deux grands barons de Portingal, Vasse Martin de Merlo et Gonsalves de Merlo. Et avoient bien en leur route cinq cents lances. Après eux venoient toutes manières de gens de pied, qui tenoient bien de chemin demie lieue largement, et puis tous les sommages et le charroi. Et en après venoit la grosse bataille du roi, où bien avoit mille lances. Là étoient Dien Gallopes Ferrant Percek, Jean Ferrant Percek, le Pouvasse de Coigne ; et portoient la bannière du roi : Vasse Martin de Coigne, Jean Radighes Perrière, Jean Goumez de Salve, Jean Redighes de Sar et le maître de Vis, qui s’appeloit Ferrant Redighes[2] ; et tous grands barons et chevaliers.

Et l’arrière-garde faisoient le connétable de Portingal, le comte d’Angouse, le comte d’Escalle, le Podich d’Asvede, Mendose Radigo, Rodighes de Valcoesiaulx[3], Res Mendighes de Valcousiaulx, Ange Salvasse d’Agevene, Jean Salle de Popelan et tous barons et chevaliers ; et étoient en celle route cinq cens lances.

Ainsi cheminèrent ces Portingalois et prirent le chemin de Saint-Yrain ; et alloient à petites journées, car ils se logeoient très tierce, ni depuis ils ne chevauchoient ni cheminoient point tout le jour. Et vinrent à la Cabasse de Juberote, et là furent-ils deux jours ; et de là ils allèrent en deux jours à Orench en Portugal et là furent-ils deux jours. Et puis ils vinrent en deux jours à Saint-Yrain et là se logèrent. La ville étoit toute désemparée très la bataille de Juberote : si la trouvèrent toute vide, car les gens qui s’y étoient tenus s’étoient retraits en Castille et boutés ens ès cités et ès forts lieux pour la doutance des Portingalois ; mais les chastels se tenoient ; et y avoit Bretons et Portingalois et Poitevins dedans, que on y avoit établis pour les garder.

Le roi de Portingal eut conseil que les châteaux de Saint-Yrain, qui étoient l’un à côté de la ville et l’autre d’autre côté, il feroit assaillir, car pour honneur ils ne pouvoient passer par là sans faire armes ; car les Castellains avoient jà conquis sur eux la ville et les châteaux. Si vouloient essayer si ils les r’auroient. Or avoient-ils amené avecques eux engins du Port, car ils savoient bien que ils feroient des assauts en leur chemin.

Or se logèrent le roi de Portingal et ses gens en la marche de Saint-Yrain ; c’est l’entrée de Castille tout au long de la rivière de Tese qui va à Séville la grande[4]. Par cette rivière pouvoient bien venir en l’ost parmi mer, fût de Lisbonne ou du Port grands biens, ainsi que ils firent ; et bien leur besognoit, car ils étoient grand’gent, plus de trente mille d’uns et d’autres.

Le connétable assit lui et sa route avec la moitié de la communauté de Portingal, le châtel devers soleil levant que on disoit à la Perrade. Et l’autre chastel de soleil couchant assistrent le connétable, le maréchal et sa route ; et l’appeloit-on au pays Taillidon. Du châtel de la Perrade étoit capitaine un chevalier de Bretagne, qui s’appeloit messire Maurice Fouchans, appert homme d’armes ; et du châtel Taillidon messire Jacques de Montmerle, un chevalier de Poitou. Et avoient chacun avecques eux cinquante lances de bons compagnons. Si furent là bien quinze jours et plus que rien n’y firent ; et étoient engins dressés au devant qui jetoient bien dix ou douze fois le jour contre les murs grosses pierres, mais petit les empiroient, excepté les couvertures des tours qui furent rompues et désemparées ; mais les compagnons de dedans n’en faisoient compte, car les étages qui étoient près des couvertures étoient de fortes pierres, qui ne pouvoient effondrer pour jet de pierre, d’engin ni d’espringalle.

Quand on vit que on ne les auroit point et que on se commença à tanner, on eut conseil que on se délogeroit et que on entreroit en Galice et que on approcheroit l’ost du duc de Lancastre ; parquoi si ses gens venoient on seroit plus fort ; et aussi le roi et le duc auroient conseil comment ils se maintiendroient ni comment ils iroient, ni quelle part ils iroient. Si se délogèrent un jour ; et troussèrent tout et mirent à voiture ; et se départirent de Saint-Yrain ; mais à leur département la ville fut si nettement arse que il ne demoura oncques pour establer[5] ni loger un cheval.

Quand ceux des châteaux virent que on les laissoit, si en furent tous réjouis et commencèrent à sonner leurs trompettes et à faire grand ébattement, et convoyèrent l’ost de tel envoi tant que tous les derniers furent passés ; et quand ils ne les virent plus ils se cessèrent ; et l’ost s’en alla ce jour loger à Pont-Ferrant en Galice, et à lendemain au Pont de Sainte Catherine, et au tiers jour ils vinrent devant le Férole en Galice, une ville assez forte qui se tenoit pour le roi de Castille, et là s’arrêtèrent.

  1. Alvaro Pereira, frère du connétable Nuno Alvarez.
  2. Fernaò Rodriguez de Sequeira, grand commandeur de l’ordre d’Avis.
  3. Rodriguez de Vasconcellos.
  4. Le Tage ne coule pas dans la direction de Séville. C’est le Guadalquivir qui passe à Séville.
  5. Mettre en écurie. Ce mot s’est conservé en anglais, ainsi que bien d’autres mots qui ne sont plus d’usage en France, et dont on sent cependant tous les jours le besoin. M. Courier et M. Pougens ont fait de fort judicieuses remarques à ce sujet.