Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 597-604).

CHAPITRE LXX.

Comment le roi de Portingal et ses gens prinsirent la ville de Férol par assaut, et comment le roi de France fut défié du duc de Guerles.


Quand le roi de Portingal et ses gens furent venus de Portingal devant Férol, ils trouvèrent assez bon pays. Si l’environnèrent ; et dirent le connétable et le maréchal que ils la feroient assaillir et que elle étoit bien prenable. Ils furent là deux jours que oncques n’y livrèrent assaut, car ils cuidoient que sans assaillir ils se dussent rendre : mais non firent ; car il y avoit Bretons et Bourguignons qui disoient que ils se tiendroient bien.

Or furent au tiers jour ces engins dressés, et fit le maréchal sonner les trompettes pour assaillir ; donc s’ordonnèrent toutes gens et s’armèrent et approchèrent la ville.

Les compagnons qui dedans Férol étoient, quand ils ouïrent les trompettes de l’ost, eurent bien connoissance que ils auroient l’assaut. Si se appareillèrent et firent appareiller tous ceux de la ville défensables, et femmes aussi qui apportoient pierres et cailloux pour jeter contreval. Car sachez que en Galice les femmes y sont de grand’défense et de grand courage, aussi grand ou en partie comme sont les hommes. Là s’en vinrent tout bellement le pas les Portingalois jusques aux fossés, qui étoient roides et parfons, mais il n’y avoit point d’eau : si y entrèrent baudement et puis commencèrent à monter et à ramper contremont sans eux épargner. Mais ceux qui montoient avoient fort à faire, si ils n’étoient bien pavoisés ; car ceux qui se tenoient amont leur jetoient pierres et cailloux dont ils en blessèrent aucuns et les firent reculer, voulsissent ou non.

Là y avoit bon ébattement de ceux de dedans, qui jetoient dardes à ceux de dehors ; et ceux de dehors aussi, qui se tenoient sur les crêtes des fossés, lançoient à ceux de dedans ; ainsi dura l’assaut jusques à heure de tierce que le jour échauffa moult fort, et le soleil luisoit à raies et moult ardent. Et point n’avoient de vent ni d’air ceux qui étoient ens ès fossés ; et sembloit que ils ardissent : donc pour la grand’chaleur qu’il faisoit, et que il étoit apparant du faire, l’assaut cessa ; mais toujours jetoient les engins dedans la ville à l’aventure.

Adonc se retrairent Portingalois à leurs logis, et rafreschirent et mirent à point les blessés. Là fut conseillé le maréchal de Portingal que on n’assaudroit plus, hors par engins, car à l’assaillir il y avoit trop de peines et de coûtages de leurs gens, mais on iroit bien escarmoucher aux barrières, pour les compagnons ébattre et apprendre les armes. Si fut ainsi fait comme il fut ordonné ; et y avoit presque tous les jours escarmouche. Et vous dis que ceux de dedans, à la fois les soudoyers et les compagnons qui y étoient, s’enclooient hors de la porte entre les barrières et la porte pour escarmoucher mieux à leur aise. Donc il avint que le maréchal de Portingal, messire Alve Perrière, qui moult étoit usé d’armes, soubtilla sur celle affaire de l’escarmouche, et en parla à messire Jean Ferrant Percek et lui dit : « Je vois que ces soudoyers s’encloient à la fois entre la barrière et la porte tout en escarmouchant. Et si nous faisions une chose que je vous dirai, que nous presissions cinq ou six cens des nôtres bien montés et vous ou moi vinssions escarmoucher à un petit de gens de commencement à eux, et quand ils seroient dedans leur barrière nous reculissions petit à petit, je crois que, pour la convoitise de gagner, ils ouvriroient leur barrière, et lors nous sauldrions à la barrière et les ensonnerions nous ; et lors l’embûche, dont ils ne sauroient rien, venroit à course de chevaux sur eux. Quand ils verroient venir efforcément l’embûche, ils lairoient ester leur barrière et feroient ouvrir la porte. Voulsissent ou non, nous les enforcerions ; si que, avecques eux nous entrerions en la porte ; et si les Galiciens n’en ouvroient la porte, à tout le moins tous ceux qui seroient dehors seroient nôtres. » — « Il est vérité, répondit messire Jean Ferrant. Or prenez l’un et je prendrai l’autre. » Dit le maréchal : « Vous ferez l’embûche entre vous et Vasse Martin de Merlo et le Pouvasse de Coingne, et je irai à l’escarmouche, car c’est de mon office. »

Ce conseil fut tenu ; et furent ordonnés cinq cens hommes bien armés et bien montés pour aller en l’embûche ; et trois jours tout entiers on n’escarmoucha point, dont les soudoyers de dedans étoient tous émerveillés ; et disoient aux Galiciens de la ville : « Or regardez, méchans, gens, vous vous fussiez tantôt rendus, quand les Portingalois vinrent ici, si nous ne fussions. Nous vous gardons grandement l’honneur de votre ville, car le roi de Portingal et tout son ost se départiront de ci sans rien faire. »

Au quatrième jour que les Portingalois eurent séjourné, l’escarmouche, par l’ordonnance que je vous ai dit, fut faite. Et s’en vint le maréchal de l’ost atout un petit de gens escarmoucher, et la grande embûche demeura derrière.

Les Bretons qui désiroient à gagner quelque bon prisonnier, car jà en avoient-ils jusques à six, quand ils virent venir aux barrières les Portingalois, firent ouvrir leur porte et laissèrent sans fermer pour la trouver plus appareillée ; car point ils ne se confièrent trop avant ès Galiciens ; et aussi le guichet tout ouvert ; et vinrent aux barrières, et commencèrent à traire et à lancer, et à faire le droit d’armes et ce que escarmouche demande.

Le maréchal, quand il vit que ce fut heure, et ses compagnons, changèrent le pas et montrèrent que ils étoient trop travaillés et sur le point de être déconfits, et reculèrent petit à petit. Quand ces compagnons qui dedans étoient en virent la manière, si les cuidèrent bien tous prendre et attraper ; et ouvrirent leur barrière tout à une fois, et saillirent dehors, et se boutèrent en ces Portingalois, et en prirent et en retinrent jusques à vingt-cinq. Si que, en tirant et en sachant pour mettre dedans la ville à sauveté, ils s’ensonnièrent tellement que ils n’eurent loisir de refermer leurs barrières ; et aussi le maréchal qui attendoit le secours, derrière les ensuivoit ce qu’il pouvoit. Et véez-cy venir messire Jean Ferrant Percek, Vasse Martin de Merlo et le Pouvasse de Coingne à cinq cens chevaux ; et venoient plus que les gallops ; et se boutèrent tous à une fois sur la barrière et en furent seigneurs.

Quand les soudoyers bretons et françois virent ce, si se vouldrent recueillir dedans la ville ; mais ils ne purent, car aussitôt y entrèrent les Portingalois comme eux. Ainsi fut la ville prise et gagnée, et en y ot des morts, mais plenté ne fut ce pas. Les soudoyers qui là étoient en garnison furent pris, excepté dix ou douze qui se sauvèrent par une autre porte que ils firent ouvrir ; et prirent les champs, et s’en allèrent par devers Ville-Arpent en Castille, où messire Olivier du Glayaquin, et plus de mille lances de François se tenoient. Quand ils furent là venus, ils leur recordèrent comment la ville de Férol étoit perdue. Ainsi que je vous recorde advint de la ville de Férol en Galice ; les Portingalois la gagnèrent et la mirent en l’obéissance du duc de Lancastre, pour qui ils faisoient la guerre.

Le roi de Portugal en fut grandement réjoui de ce que ces gens avoient si bien exploité, et en envoya tantôt noncier les nouvelles au duc de Lancastre, en disant que il lui accroîtroit grandement son héritage, car il lui avoit jà pris une ville ; et se mettroit en peine, aussi feroient ses gens, de conquérir des autres. Le duc de Lancastre fut tout réjoui de ces nouvelles ; et étoit jà parti d’Aurench et s’en venoit devant Noye, où le Barrois des Barres et messire Jean de Chastel-Morant, messire Tristan de la Gaille et messire Regnault de Roye, messire Guillaume de Montigny et plusieurs chevaliers et écuyers étoient.

Tant exploita l’ost au duc de Lancastre que ils virent le chastel de Noye. Adonc dit le maréchal : « Véez-là Noye en Galice. Si comme la Colloingne est une des clefs de Galice au-lez devers la mer, est le chastel de Noye une autre clef de Galice au-lez devers Castille ; et n’est pas sire de Galice, qui n’est sire de la Colloingne et de Noye. Nous irons jusques à la voir les compagnons. On dit que le Barrois des Barres, un des plus apperts chevaliers du royaume de France, s’y tient. Et si ferons à l’entrée du pont quelque escarmouche. » — « Nous le voulons, » répondirent les compagnons qui chevauchoient de-lez lui, messire Maubruin de Linières, et messire Jean d’Aubrecicourt.

Lors chevaucha l’avant-garde, où bien avoit cinq cents lances, et tous bonnes gens, car le duc y avoit envoyé une partie de ses gens pourtant que il approchoit le chastel, pour faire plus grand’montre à ceux du chastel ; et aussi il savoit bien que son maréchal les iroit voir et faire armes, s’il trouvoit à qui.

Quand la gaitte du châtel vit approcher l’avant-garde et les Anglois, si commença à corner et à lui demener par telle manière que c’étoit grand’plaisance de la voir et ouïr. Le Barrois et les compagnons entendirent tantôt que les Anglois venoient. Si se armèrent et mirent tous en bonne ordonnance ; et étoient bien deux cents hommes d’armes ; et s’en vinrent tout outre jusques aux barrières, et là s’arrêtèrent en bon convenant, Et y avoit douze pennons. Mais messire Jean des Barres étoit le plus renommé, et aussi avoit-il le plus de charge des armes ; et messire Jean de Chastel-Morant après.

Quand messire Thomas Morel, maréchal de l’ost, vit que ils étoient assez près de la ville et des barrières, il s’arrêta sur les champs. Aussi se arrêtèrent toutes ses gens et mirent pied à terre, et baillèrent leurs chevaux aux pages et aux varlets, et puis s’en vinrent tout joignant et tout serré jusques bien près des barrières, chacun chevalier et écuyer leurs lances en leurs mains ; et n’alloient que le pas, et de six pas en six pas ils se arrêtoient pour eux mieux ordonner et aller tout joint sans eux ouvrir. Au voir dire, c’étoit belle chose que du voir.

Quand ils furent là où ils vouloient venir, ils s’arrêtèrent et puis s’en vinrent tout de front faire aux barrières armes. Ils furent reculés de grand’façon et par bonne ordonnance ; et crois bien que si ils fussent tous au plain sur les champs il y eut eu telles armes faites qu’il n’y ot point là, car là ils ne pouvoient advenir les uns aux autres, pour les barrières qui étoient closes et fermées.

Là étoit arrêté le maréchal de sa lance sur messire Jean de Chastel-Morant et il sur le maréchal ; et se travailloient pour porter dommage l’un à l’autre, mais ils ne pouvoient, car ils étoient trop fort armés ; et messire Thomas de Percy sur messire le Barrois ; et messire Maubruin de Linières sur messire Guillaume de Montigny ; et messire Regnault de Roye sur messire Jean d’Aubrecicourt ; et le sire de Taillebot sur messire Tristan de la Gaille ; et aussi chacun avoit son pareil. Et si avant que ils se pouvoient asséner luttoient et escarmouchoient de leurs lances. Et quand ils étoient lassés et travaillés, ou trop échauffés, ils changeoient le pas, et autres chevaliers, tant d’un côté que d’autre, revenoient frais et nouveaux, et escarmouchoient. Là furent-ils en tel ébattement jusques à la tierce toute haute. Bien étoit onze heures quand l’escarmouche se cessa. Et puis encore revinrent archers aux barrières, mais les chevaliers, pour la doutance du trait, se départirent, et ordonnèrent leurs arbalêtriers et les Espaignols qui lançoient dardes à l’encontre du trait. Et dura cette escarmouche, trayant et lançant l’un contre l’autre, jusques à nonne ; et puis y revinrent gros varlets pour escarmoucher jusques aux vêpres, et sus le soir jusques à soleil couchant. Et y retournèrent les chevaliers frais et nouveaux et tinrent l’escarmouche. Ainsi fut le jour tout employé jusques à la nuit que les Anglois se retrayrent en leurs logis, et les compagnons de Noye dedans leur fort, et firent bon guait.

Environ demie lieue du châtel de Noye, tout contre val la rivière, se logèrent les Anglois ; laquelle eau leur fit grand bien et à leurs chevaux aussi, car ils en avoient eu grand’deffaulte à venir jusques à là. Si se vouloient rafraîchir cinq ou six jours et puis iroient devant Ville-Arpent voir le connétable de Castille et les François qui là étoient ; et aussi ils avoient ouï nouvelles du roi de Portingal qui se logeoit ès plains de Férol et tout son ost aussi ; et vouloit venir devers la ville de Padron en Galice qui étoit aussi au chemin du duc et des Anglois. Et me semble que le roi de Portingal et le duc de Lancastre se devoient là trouver et être ensemble, et avoir collation de leur chevauchée, pour savoir comment ils persévèreroient. Car ils avoient jà été plus d’un mois sur le pays et avoient mis en leur obéissance tout le royaume de Galice ; petit s’en failloit ; et si ne oyoient nulles nouvelles du roi de Castille ni des François ; dont ils avoient grand’merveille, car on leur avoit dit que le roi de Castille avoit fait son mandement à Burges, où il se tenoit, de toutes les parties de Castille, de Séville, de Cordouan, de Toulette, d’Espaigne, du Lion, d’Esturges et du Val-d’Olif, et de Soire ; et avoit bien soixante mille hommes et six mille lances de purs François ; et y devoit être le duc de Bourbon, car il étoit parti de France et s’en venoit cette part. Pourtant s’en vouloient retourner eux et leurs deux osts ensemble, les Anglois et les Portingalois, pour être plus forts l’un pour l’autre et plus appareillés si leurs ennemis venoient ; car ils tenoient toutes ces nouvelles que on leur disoit des François et des Espaignols à bonnes et à vraies ; et en avoient par semblant grand’joie ; et vissent volontiers que on se délivrât de eux combattre, car ils ne pouvoient, ce leur sembloit, venir à perfection de leur besogne fors que par bataille.

Messire Guillaume de Lignac et messire Gautier de Passac se tenoient de-lez le roi de Castille là où que il fût ni allât. Car toutes les semaines il avoit deux ou trois fois nouvelles de France et comment on s’y maintenoit, et aussi du duc qui devoit venir et étoit jà mu, mais il avoit pris le chemin d’Avignon, car il vouloit venir voir le pape Clément et les cardinaux : si l’attendoient les dessus dits, et ne se fussent jamais combattus sans lui, ni pas il n’appartenoit. Entre les nouvelles que ils avoient eues de France, celle du duc de Bretagne qui avoit ainsi pris et attrapé au chastel de l’Ermine le connétable de France, et rançonné à cent mille francs, et eut trois de ses chastels et une ville, et rompit le voyage de mer de non aller en Angleterre, les faisoit plus émerveiller que nulle autre chose. Et ne pouvoient sentir à quel propos le duc de Bretagne l’avoit fait, et aussi ne faisoient nuls ou supposoient que ces conseils lui étoient venus d’Angleterre.

Ainsi que je vous dis et que j’ai dit ci-dessus, fut le royaume de France en esmay, espécialement les oncles du roi et les grands seigneurs qui l’aimoient et avoient à conseiller, par les défiances qui vinrent du duc de Guerles ; car elles furent felles et mal courtoises et hors de la rieulle des autres défiances, si comme vous direz que je vous dis voir, quand je vous les éclaircirai, et aussi du duc de Bretagne qui avoit brisé si grand fait que le voyage de mer, et pris merveilleusement celui qui en devoit être le chef, le connétable de France, et rançonné de cent mille francs, et lui avoit ôté quatre chastels ; laquelle chose étoit grandement au préjudice du roi, car on n’y pouvoit voir nul titre de raison. Le roi se portoit de toutes ces choses assez bellement, car il étoit jeune ; si ne les pesoit pas si grandement, que si adonc il eût été quarante ou cinquante ans d’âge. Et disoient les aucuns anciens, qui ramentevoient le temps passé : « Pour tel fait ou pour le semblable a eu le royaume de France moult à souffrir ; car le roi de Navarre fit occire messire Charles d’Espaigne, connétable de France pour le temps, pour laquelle occision le roi Jean ne put oncques depuis aimer le roi de Navarre, et lui tollit à son pouvoir toute sa terre de Normandie. » — « Pensez-vous, disoient les autres, que si le roi père de ce roi vivoit, qui tant aimoit le connétable, que il ne lui dût pas bien annoier ? Par Dieu si feroit ; il feroit guerre au duc de Bretagne et lui toldroit sa terre, combien que il lui dût coûter. »

Ainsi et en plusieurs manières en parloit-on au royaume de France ; car toutes gens disoient que il avoit mal fait. Or fut avisé et regardé des oncles du roi et du conseil, pour adoucir les choses et le peuple qui trop mal se contentoit du duc de Bretagne, et pour les besognes mettre et réformer en droit, que un prélat et trois barons sages et vaillans hommes seroient envoyés devers le duc de Bretagne, pour parler à lui et pour ouïr ses raisons, et pour lui faire venir à Paris ou ailleurs, là où le roi voudroit lui excuser de ce que il avoit mesfait. Si y furent nommés : premièrement, l’évêque de Beauvais, messire Milles des Dormans, un sage et vaillant homme et beau langagier. Avecques lui messire Jean de Vienne, messire Jean de Beuil et le seigneur de la Rivière. Ceux furent chargés quelle chose ils devoient dire et faire. Par espécial, pour lui mieux informer de la matière et de toutes les besognes, l’évêque de Beauvais s’en vint au Mont-le-Herne où le connétable se tenoit, car la ville, le chastel et toutes les appendances, le roi Charles lui donna à lui et à ses hoirs. L’évêque de Beauvais là étant, une maladie le prit, dont il s’alita et fut quinze jours en fièvre et en maladie, et puis mourut. Si eut le prud’homme grand’plainte. Au lieu de l’évêque de Beauvais y fut envoyé l’évêque de Langres. Celui se mit au chemin de Bretagne avecques les dessus dits.

On me pourroit demander, qui voudroit, dont telles choses me viennent à savoir, pour en parler si proprement et si vivement. J’en répondrois à ceux qui m’en demanderoient : que grand’cure et grand’diligence je mis en mon temps pour le savoir, et encerchai maint royaume et maint pays, pour faire juste enquête de toutes les choses qui ci-dessus sont contenues en celle histoire, et qui aussi en suivant en descendront ; car Dieu me donna la grâce et le loisir de voir en mon temps la greigneur partie et d’avoir la connoissance des hauts princes et seigneurs, tant en France comme en Angleterre. Car sachez que, sus l’an de grâce mil trois cent quatre vingt et dix, je y avois labouré trente-sept ans, et à ce jour je avois d’âge cinquante-sept ans. Au terme de trente-sept ans, quand un homme est dans sa force et en son venir, et il est bien de toutes parties, car de ma jeunesse je fus cinq ans de l’hôtel au roi d’Angleterre et de la roine, et si fus bien de l’hôtel du roi Jean de France et du roi Charles son fils, si pus bien sus ce terme apprendre et concevoir moult de choses. Et pour certain, c’étoit la greigneur imagination et plaisance que je avois que toujours enquérir avant et de retenir, et tantôt escripre comme j’en avois fait les enquêtes. Et comment je fus adonc informé, et par qui, de la prise du connétable et de ce qui en descendit, je le vous dirai.

Je chevauchois, en ce temps que les choses furent advenues, ou un an après, de la cité d’Angers à Tours en Touraine ; et avois geu à Beaufort en Vallée. À lendemain, d’aventure je trouvai au dehors le Mont-le-Herne un chevalier de Bretagne et d’amont, lequel s’appeloit messire Guillaume d’Ancenis, et s’en alloit voir la dame de Mailly en Touraine, sa cousine, et ses enfans, car elle étoit nouvellement vefve. Je m’acointai du chevalier, car je le trouvai courtois et doux en ses paroles. Je lui demandai des nouvelles et par espécial de la prise du connétable, dont je tendois fort à savoir la vérité. Il la me dit, car il disoit que il avoit été à Vennes au parlement qui y fut, avecques le seigneur d’Ancenis, un sien cousin et un grand baron de Bretagne. Et tout ainsi comme Espaing du Lion me dit et informa des choses dessus dites qui étoient advenues en Foix, en Béarn et en Gascogne, et aussi messire Jean Percek des avenues de Portingal et de Castille, me conta plusieurs choses le gentil chevalier ; et plus m’en eût conté si je eusse longuement chevauché en sa compagnie.

Entre Mont-le-Herne et Prilly, a quatre grandes lieues, et nous chevauchions bellement à l’aise des chevaux. Et là, sus ce chemin, il me conta moult de choses, lesquelles je mis bien en remembrance et par espécial des avenues de Bretagne. Et ainsi que nous chevauchions et que nous étions près de Prilly à une lieue, nous entrâmes en un pré. Là s’arrêta-t-il et dit : « Ha ! Dieu ait l’âme du bon connétable de France ! Il fit ici une fois une belle journée et profitable pour ce pays dessous la bannière messire Jean de Beuil, car il n’étoit pas connétable, mais étoit nouvellement venu et issu hors d’Espaigne. » Et comment il en advint je le demandai. « Je le vous dirai, dit-il, mais que nous soyons à cheval. » Il monta et nous montâmes ; il commença à chevaucher bellement et puis à faire son conte ainsi comme il en avint.

« Du temps que je vous parle, dit le chevalier, étoit ce pays ici si rempli d’Anglois et de larrons gascons, bretons et allemands et gens aventureux de toutes nations, que tout le pays de çà Loire et de là Loire en étoit rempli, car la guerre de France et d’Angleterre étoit renouvelée. Si entroient toutes manières de pillards en ce pays et se amassoient et fortifioient par manière de conquête. Le chastel de Beaufort en Vallée, que vous avez vu en étoit tenu ; et le pays d’environ vivoit en pactis tout dessous lui. Pour venir à mon propos, Anglois et Gascons tenoient Prilly et l’avoient mallement fortifié, et nul ne les en boutoit ni chassoit hors. Et tenoient ce chemin sus la rivière de Loire autres petits forts et tout à la ronde ; et quand ils vouloient chevaucher, ils se trouvoient entre mille et huit cens combattans.

« Le connétable, messire Bertrand, et messire Jean de Beuil, et le sire de Mailly, et aucuns chevaliers de ce pays eurent imagination que ils se mettroient à l’aventure pour délivrer tout le pays. Et se cueillirent environ cinq cens lances, et sçurent que les Anglois vouloient chevaucher et aller vers Saumur ; et étoient tous les capitaines des forts de ci environ mis ensemble, et avoient fait leur amas à Prilly qui siéd devant nous. Nos gens chevauchèrent et passèrent celle eau, et se mirent en embûche en un bois qui siéd ci-dessous à la bonne main. Au matin, ainsi qu’au soleil levant, les ennemis se départirent de Prilly. Et étoient bien neuf cens combattans. Quand nos gens les virent venir qui étoient en embûche, ils sçurent bien que combattre les convenoit. Là eurent-ils parlement pour savoir quel cri on crieroit. On vouloit prendre le cri de messire Bertrand, mais il ne le voulst ; et encore plus, il dit que il ne bouteroit jà hors ce jour ni bannière ni pennon, mais se vouloit combattre dessous la bannière de messire Jean de Beuil. Nos ennemis vinrent en ce pré où je descendis ores. Ils n’y furent oncques sitôt entrés que nous issîmes hors du bois et de notre embûche et entrâmes au pré. Quand ils nous virent, ils furent tous confortés, et mirent pied à terre et se ordonnèrent en bon arroi, et nous aussi d’autre part. Nous entrâmes l’un dedans l’autre. Là eut grand poussis et boutis de lances, et renversé des nôtres et des leurs ; et dura la bataille un grand temps sans branler ni d’une part ni d’autre.

« Au voir dire nous étions tous droites gens d’armes et de élection ; mais des ennemis en y avoit grand’planté de mal armés et de pillards. Toutes fois ils nous donnoient moult à faire : mais messire Maurice Treseguidy et messire Geoffroy Ricon, et messire Geffroy de Kermel et autres suivoient messire Bertran à l’éperon. Ceux nous rafreschirent de soixante lances de bonnes gens qu’ils nous amenèrent, et se boutèrent en eux tous à cheval, et les espardirent tellement que oncques depuis ne se purent remettre ensemble. Quand les capitaines de ces pillards virent que la chose alloit mal pour eux, si montèrent sus leurs chevaux ; les aucuns et non pas tous, car ils demeurèrent au pré tous morts jusques à sept et bien trois cens des leurs ; et dura la chasse jusques à Saint-Mor sur Loire ; et là se boutèrent en un batel messire Robert Tem, messire Richard Helme et Richard Gille et Janequin Clercq, Ces quatre se sauvèrent et traversèrent la Loire, et se boutèrent en autres forts que leurs gens tenoient par de là Loire ; mais point n’y séjournèrent car ils s’en allèrent en Auvergne et en Limousin, et cuidoient toujours avoir le connétable à leurs talons.

« Par cette déconfiture, beau maître, dit le chevalier, fut délivré tout ce pays ici environ, ni oncques depuis n’y eut pillards ni Anglois qui s’y amassèrent : si que je dis que le connétable Bertran fut un vaillant homme en son temps et moult profitable pour l’honneur du royaume de France, car il y fit plusieurs recouvrances. » — « Par ma foi, sire, dis-je, vous dites voir ; ce fut un vaillant homme et aussi est messire Olivier de Clayquin son frère. »

À ce que je nommai Clayquin le chevalier commença à rire, et je lui demandai : « Sire, pourquoi riez-vous ? » — « Je le vous dirai, dit-il, pourtant que vous avez nommé Clayquin. Ce n’est pas le droit surnom d’eux, ni ne fut oncques, comment que tous ceux qui en parlent le nomment ainsi, et nous aussi bien comme vous qui sommes de Bretagne ; et messire Bertran, lui vivant, y eût volontiers adressé et remédié si il eût pu ; mais il ne put oncques, car le mot est tel que il chied, en la bouche et en la parole de ceux qui le nomment, mieux que l’autre. »

Et adonc lui demandai : « Or me dites, sire, par votre courtoisie, a-t-il grand’différence de l’un à l’autre. » — « Si m’aist Dieu, nennil, dit-il ; il n’y a autre différence de l’un à l’autre, fors que on devroit dire messire Bertran du Glayaquin ; et je vous dirai dont ce surnom anciennement lui vint, selon ce que j’ai ouï recorder les anciens ; et aussi c’est une chose toute véritable, car on le trouve en escripst ès anciennes histoires et chroniques de Bretagne. »

Celle parole que le chevalier me dit me fit grand bien ; et lui dis adonc : « Ha ! doux sire, vous me ferez grand plaisir au recorder, et si le retiendrai de vous, ni jamais je ne l’oublierai ; car messire Bertran fut si vaillant homme que on le doit augmenter ce que on peut. » — « Il est vérité, dit le chevalier, et je le vous dirai. » Lors commença messire Guillaume d’Ancenis à faire son conte.

« Au temps que le grand Charles de France régnoit qui fut si grand conquérant et qui tant augmenta la sainte chrétienté et la noble couronne de France, et fut empereur de Rome, roi de France et d’Allemagne, et gît à Aix-la-Chapelle, ce roi Charles, si comme on lit et trouve ès chroniques anciennes (car vous savez que toutes les connoissances de ce monde retournent par l’escripture, ni sur autres choses de vérité nous ne sommes fondés fors que par les escriptures approuvées), fut en Espaigne par plusieurs fois, et plus y demeura une fois que une autre : une fois entre les autres saisons il y demeura neuf ans, sans partir ni retourner en France, mais toujours conquérant avant. En ce temps avoit un roi mescréant qui s’appeloit Aquin, lequel étoit roi de Bugie et de Barbarie à l’opposite d’Espaigne ; car Espaigne mouvant de Saint-Jean du Pied des Ports est durement grande, car tout le royaume d’Arragon, de Navarre, de Biscaye, de Portingal, de Couimbre, de Lusseboune, de Sévilie, de Tollette, de Cordouan et de Lion sont encloses dedans Espaigne, et jadis conquit le grand roi Charlemaine toutes ces terres. En ce long séjour que il fit, ce roi Aquin, qui roi étoit de Bugie et de Barbarie, assembla ses gens et s’en vint par mer en Bretagne et arriva au port de Vennes, et avoit amené sa femme et ses enfans ; et s’amassa là au pays, et ses gens s’y amassèrent, en conquérant toujours avant. Bien étoit le roi Charles informé de ce roi Aquin qui se tenoit en Bretagne ; mais il ne vouloit pas pour ce rompre ni briser son voyage ni son emprise et disoit : « Laissez-le amasser en Bretagne ; ce nous sera petit de chose à délivrer le pays de lui et de ses gens, quand nous aurons acquitté les terres de deçà et mis à la foi chrétienne. »

« Ce roi Aquin, sus la mer et assez près de Vennes, fit faire une tour moult belle que on appeloit le Glay ; et là se tenoit ce roi Aquin trop volontiers. Advint que quand le roi Charles eut accompli son voyage et acquitté Galice et Espaigne, et toutes les terres encloses des deux lez Espaigne, et mort les rois Sarrasins, et bouté hors les mescréans et toute la terre tournée à la foi chrétienne, il s’en retourna en Bretagne, et mit sus, et livra un jour une grosse bataille contre le roi Aquin ; et y furent morts et déconfits tous les Sarrasins ou en partie qui là étoient ; et convint ce roi Aquin fuir. Et avoit sa navie toute prête au pied de la tour du Glay. Il entra dedans et sa femme et ses enfans ; mais ils furent si hâtés des François qui chassoient les fuyans, que Aquin et sa femme n’eurent loisir de prendre un petit-fils qu’ils avoient, environ d’un an, qui dormoit en celle tour du Glay, et l’oublièrent ; et équipèrent en mer et se sauvèrent ce roi, sa femme et ses enfans.

« Si fut trouvé en la tour du Glay cet enfant, et fut apporté au roi Charlemaine, qui en eut grand’joie et voulst que il fût baptisé ; si le fut ; et le tinrent sur les fonts Roland et Olivier ; et eut nom celui enfant Olivier ; et lui donna l’empereur bons mainbourgs pour le garder et toutes les terres que son père avoit conquises en Bretagne ; et fut cet enfant, quand il vint en âge d’homme, bon chevalier et vaillant, et l’appeloient les gens Olivier du Glay-Aquin, pourtant que il avoit été trouvé dans la tour du Glay et qu’il avoit été fils du roi Aquin. Or vous ai-je dit la première fondation et venue de messire Bertran de Cïayquin que nous dussions dire du Glay-Aquin. Et vous dis que messire Bertran disoit, quand il eut bouté hors le roi Dam Piètre du royaume de Castille et couronné le roi Henry, que il s’en vouloit aller au royaume de Bugie, il n’y avoit que la mer à traverser ; et disoit que il vouloit raquérir son héritage. Et l’eût sans faute fait ; car le roi Henry lui vouloit prêter gens assez et navie pour aller en Bugie ; et s’en douta le roi de Bugie grandement ; mais un empêchement lui vint qui lui rompit et brisa tout. Ce fut le prince de Galles qui guerroya le roi Henry, et il ramena le roi Dam Piètre, et le remit par puissance en Castille. Adonc fut pris à la grande bataille de Nazre messire Bertran de messire Jean Chandos, qui le rançonna à cent mille francs, et aussi une autre fois il l’avoit de la prise du roi rançonné à cent mille francs. Si se dérompirent les propos de messire Bertran, car la guerre de France et d’Angleterre renouvela. Si fut si ensoigné que il ne put ailleurs entendre ; mais pour ce ne demeure mie que il ne soit issu du droit estoc du roi Aquin, qui fut roi de Bugie et de Barbarie.

« Or vous ai-je conté l’extrasse de messire Bertran du Glay-Aquin. » — « C’est vérité, sire, dis-je ; si vous en sais grand gré et jamais ne l’oublierai. » Atant vînmes-nous à la ville de Prilly.