Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXIV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 613-614).

CHAPITRE LXXIV.

Comment le roi d’Angleterre se départit de Londres. Comment messire Simon Burlé fut décollé à Londres, et du duc de Lancastre qui moult en fut courroucé ; et le nepveu d’icelui moult aussi.


Pour ce si le roi Richard d’Angleterre se départit de la marche de Londres ne se départirent pas les oncles du roi ni leur conseil, mais se tinrent à Londres et là environ.

Vous avez trop de fois ouï dire et retraire un proverbe que : « quand on a la maladie au chef, tous les membres s’en sentent, et convient que la maladie se purge par où que ce soit. » Je, auteur, j’entends cette maladie par les félonies et amisses qui pour ce temps étoient en Angleterre.

Les oncles du roi ne pouvoient nullement amer ce duc d’Irlande, car il leur sembloit trop prochain du roi, et étoit en telle prospérité que il tournoit le roi là où il vouloit, et le faisoit entendre et incliner là où il lui plaisoit ; si eussent volontiers vu sa destruction. Et bien savoit que messire Simon Burlé étoit un des prochains conseillers qu’il eût, et que entre eux deux ils avoient gouverné un long-temps le roi et le royaume d’Angleterre, et étoient soupçonnés que d’avoir la mise si grande que sans nombre ; et couroit la commune fame, en plusieurs lieux en Angleterre, que ce duc d’Irlande et messire Simon Burlé faisoient leur amas d’or et d’argent et avoient jà fait de long-temps en Allemagne. Et étoit venu à la connoissance des oncles du roi et du conseil des cités et bonnes villes d’Angleterre qui pour leur partie se tenoient, que du chastel de Douvres on avoit avalé coffres et huches de nuit secrètement et mis en vaisseaux sur le port de Douvres, et étoient eskippé en mer ; dont on disoit que ce avoit été finance assemblée par les dessus nommés, et boutée hors du pays frauduleusement et larrecineusement, et envoyée en autres contrées ; dont le royaume d’Angleterre en étoit grandement affoibli en chevance. Et s’en douloient moult de gens, et disoient que or et argent y étoit si cher à avoir et au conquérir que marchandise en étoit toute morte et perdue, ni on ne pouvoit concevoir ni imaginer que ce fût par une autre voie que par celle.

Tant se monteplièrent ces paroles que messire Simon Burlé fut grandement grevé ; et fut ordonné, des oncles du roi et du conseil des cités et bonnes villes d’Angleterre qui avecques eux étoient ahers et conjoints, que il avoit desservi punition de mort sus les articles de sa fin. Ce le condamna trop grandement, voire en la bouche du commun peuple, de l’archevêque de Cantorbie que il donna un jour conseil que la fiertre de Saint-Thomas de Cantorbie fût levée de là et portée à sauveté au chastel de Douvres, quand ils attendoient le passage du roi de France et des François. Et disoient communément tous et toutes, quand on le vit en danger de prison, que il le vouloit embler et mettre hors d’Angleterre.

Tant fut le chevalier agrevé que oncques excusances que il sçût ni pût dire ni montrer ne lui aidèrent de rien. Mais fut un jour mis hors du chastel de la tour de Londres, et décollé en la place devant le chastel, en forme de traître. Dieu lui pardoint ses mesfaits. Car quoique je escripse de sa mort honteuse, j’en fus bien courroucé ; mais faire le me convient pour vérifier l’histoire ; et tant que de moi je le plaignis grandement, car de ma jeunesse je l’avois trouvé doux chevalier et de grand sens à mon semblant. Ainsi et par telle infortune mourut messire Simon Burlé.

Son nepveu et son hoir messire Richard Burlé étoit avec le duc de Lancastre, en ce jour que ce meschef advint sus le chevalier en Angleterre, en Galice, et l’un des plus renommés de tout son ost après le connétable ; car il étoit souverain maréchal de tout l’ost. À la fois s’ensonnioit messire Thomas Moreau de son office, car messire Richard Burlé étoit du conseil du duc l’un des plus prochains que il eût. Si devez bien croire et sentir que, quand il sçut ces dures nouvelles de la mort de son oncle, si en fut moult courroucé ; mais il n’en serra nulles, car aussi le gentil chevalier, messire Thomas Burlé, mourut en ce voyage sus son lit, et plusieurs autres, si comme je vous recorderai avant en l’histoire quand temps et lieu viendront d’en parler.

Quand le roi Richard d’Angleterre qui se tenoit en la marche de Galles sçut la mort de messire Simon Burlé son chevalier et l’un de ses maîtres qui toujours l’avoit nourri et introduit, si fut durement courroucé. Si dit et jura que la chose ne demoureroit pas ainsi, et que à grand tort et péché et sans nul titre de raison on l’avoit mis à mort.

La roine d’Angleterre en fut durement dolente, et en ploura bien et assez, pourtant que le chevalier l’avoit amenée d’Allemagne en Angleterre. Or se doutèrent très grandement ceux qui étoient du conseil du roi, tels que le duc d’Irlande, messire Nicolas Brambre, messire Robert Tresilian, messire Jean de Beauchamp, messire Jean Sallebery et messire Michel de la Pole. Et fut ôté et démis de son office l’archevêque d’Yorch qui s’appeloit messire Guillaume de Neufville, frère germain au seigneur de Neufville de Northonbrelande, lequel avoit été un grand temps grand trésorier de tout le royaume d’Angleterre ; et lui fut dit et défendu de par le duc de Glocestre que il ne s’ensonniât plus, si cher comme il avoit sa tête, des besognes du royaume d’Angleterre, mais s’en allât demourer à Yorch, ou là environ où le mieux lui plairoit sus son bénéfice, et que trop s’en étoit ensonnié. Et lui fut encore dit et montré, que, pour l’honneur de son lignage et de lui qui étoit prêtre, on l’excusoit de plusieurs choses qui étoient grandement préjudiciables à son honneur ; et à ce que on lui disoit et faisoit à présent, tout le général conseil d’Angleterre s’inclinoit. Et lui fut encore dit et montré que la greigneur partie du conseil des bonnes villes, cités et ports d’Angleterre voulsissent bien qu’il fût dégradé et mort, semblablement comme messire Simon Burlé avoit été, car de tels amisses étoit-il pleinement encoulpé.

L’archevêque d’Yorch étoit tout vergogneux de ces paroles et remontrances et les porta au plus bellement qu’il put ; et aussi faire lui convenoit ; et en autres défenses ni excusances, il n’en eût jamais été ouï ni reçu, car ses contreparties étoient trop grandes et trop fortes. Si se départit de la cité de Londres, et s’en alla au nord demourer sus son bénéfice qui peut bien valoir par an quarante mille francs. De celle advenue, il, et tout son lignage, furent grandement courroucés, et pensèrent bien que messire Henry comte de Northonbrelande leur avoit tout brassé et attisé, quoique ils lui fussent de lignage, et prochains voisins marchissans de terres et de chastels.

Or fut en son lieu mis et établi un moult vaillant homme et sage clerc et qui grandement étoit en la grâce des oncles du roi, l’archevêque de Cantorbie, lequel est de ceux de Moutagu et de Sallebery, et en étoit le comte de Sallebery oncle[1]. Si furent mis au conseil du roi, par l’accord des cités et bonnes villes et ports d’Angleterre, le comte de Sallebery, le comte d’Arondel, le comte de Northonbrelande, le comte de Devensière, et le comte de Northinghen, et aussi l’évêque de Nordvich qui s’appeloit messire Henry le Despensier. Et toujours demeuroit le chancelier en son office, l’évêque de Wincestre, et de-lez les oncles du roi.

Tout le plus renommé du conseil, après le duc de Glocestre, c’étoit messire Thomas de Montagu l’archevêque de Cantorbie ; et bien le devoit être, car il étoit vaillant homme et sage durement, et mettoit grand’peine à ce que le royaume d’Angleterre fût reformé en son droit, et que le roi Richard leur seigneur eût ôté hors d’avec lui tous ses marmousets. Et souvent en parloit au duc d’Yorch, et le duc disoit : « Archevêque, les choses tourneront temprement autrement que le roi mon beau neveu et le duc d’Irlande ne cuident : mais il faut tout faire par point et par raison, et tant attendre que les choses viennent à leur tour : et de soi trop fort hâter n’a point de bon moyen. Si vueil bien que vous sachiez, que, si nous ne nous fussions aperçus de leur affaire, ils eussent tellement mené le roi monseigneur et ce pays, que sur le point de perdre : et bien ont sçu en France, le roi et son conseil, tout notre convenant, et en quel état nous gisons : et pour ce s’avançoient-ils sans doute de venir si puissamment par deçà pour nous détruire. »

  1. Johnes, dans les notes de sa traduction, relève l’erreur commise ici par Froissart. En 1381 c’était William de Courteney qui était archevêque de Cantorbéry, et il fut remplacé en 1391 par Thomas Fitz Allen, fils du comte d’Arundel.