Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXVI

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 617-619).

CHAPITRE LXXVI.

Comment le roi d’Angleterre fit son mandement ès parties de Bristo, pour aller à Londres ; et comment messire Robert Trésilien, y étant envoyé pour espier, fut pris à Wesmoustier, et décollé par le commandement des oncles du roi.


Or fit le roi son mandement parmi la terre de Galles et sur les frontières et les bandes de Bristo et sur la rivière de Saverne : et furent les plusieurs barons, chevaliers et écuyers, du roi mandés. Les uns s’excusoient et faisoient les malades, et les autres, qui se doutoient de mesfaire, venoient vers le roi ou se mettoient en son obéissance si comme à leur seigneur, non-obstant qu’ils doutoient que mal aviendroit de la dite entreprise. Entrues que ces mandemens et ces assemblées se faisoient, le roi d’Angleterre et le duc d’Irlande eurent entre eux deux un conseil étroit et secret : et leur vint en imagination que ce seroit bon qu’ils envoyassent devant un certain féal homme des leurs en la marche de Londres, savoir comment on s’y maintenoit, et si les oncles du roi s’y tenoient, et quelle chose on y faisoit ou disoit. Tout considéré, on n’y savoit qui envoyer, pour bien faire la besogne et pour faire juste enquête. Adonc s’avança un chevalier, cousin au duc d’Irlande et de son conseil, et du conseil de la chambre du roi : et s’appeloit messire Robert Trésilien ; et dit au duc : « Je vous vois en danger de trouver homme fiable qui voise en la marche de Londres ; je me présente que je irai volontiers. Je suis content de me mettre à l’aventure pour l’amour de vous. » De cette parole lui sçut le duc d’Irlande bon gré, et aussi fit le roi. Il se départit de Bristo, en habit d’un povre marchand, et monté sur une basse haquenée : et chevaucha tant par ses journées qu’il vint à Londres : et se logea en un hôtel descongnu. Jamais on ne se fût avisé que ce fût Trésilien, un des chambellans du roi, car il n’étoit pas en habit d’homme de bien, fors que de vilain. Ce jour qu’il fut à Londres il apprit moult des nouvelles du duc d’Yorch et du duc de Glocestre et de son conseil, et des Londriens, voire ce qu’on en pouvoit savoir et non autre chose ; et entendit qu’à Wesmoustier devoit avoir un secret parlement des oncles du roi et du nouvel conseil d’Angleterre. Si s’avisa qu’il iroit celle part, et se tiendroit en la ville de Wesmoustier, et là apprendroit tout secrètement et quoyement quelle chose à ce parlement seroit avenue. Il ne défaillit pas de son propos, mais le suivit au plus justement que oncques put : et s’en vint à Wesmoustier, à ce jour propre que le parlement étoit au palais du roi : et se bouta en un hôtel devant la porte du palais du roi, là où l’on vendoit de la cervoise ; et monta en une loge, et s’appuya à une fenêtre qui regardoit en la cour du dit palais : et là se tint moult longuement. Et véoit les allans et retournans, regardant dedans et dehors, desquels il connoissoit grand’foison, mais point n’étoit connu, car nul ne s’adonnoit à lui à cause de l’habit. Tant se tint là une fois qu’un escuyer du duc de Glocestre, lequel connoissoit trop bien messire Robert Trésilien, car plusieurs fois avoit été en sa compagnie, vint d’aventure devant l’hôtel, et jeta ses yeux celle part et vit le dit messire Robert. Quand messire Robert le vit pleinement, tost il le reconnut, et tantost retray son viaire dedans la fenêtre. L’escuyer entra en grand soupçon et dit en soi-même : « Il me semble que j’ai vu Trésilien. » Adonc entra-t-il en l’hôtel et demanda à la dame, et lui dit : « Dame, par votre foi ! qui est cil, qui boit là sus. Est-il seul, ou accompagné ? » — « Par ma foi ! sire, répondit la dame, je ne le vous saurois nommer. Mais il a là été un grand temps. » À ces mots monta l’escuyer amont, pour lui encore mieux aviser. Il le salua, et vit tantôt que son entente étoit voire, mais il se feignit : et tourna sa parole, et dit : « Dieu gard’ le prud’homme ! Ne vous déplaise, beau maître ; je cuidois trouver un mien fermier d’Excesses ; car trop bien vous lui ressemblez. » — « Nenny, répondit messire Robert, je suis un homme de la comté de Kent, qui tiens terres de messire Jean de Hollande ; et les gens de l’archevêque de Cantorbie me vont trop près. Si en ferois volontiers plainte au conseil. » Répondit l’écuyer : « Si vous venez là dedans au palais, je vous ferai avoir voye devant les maîtres ef seigneurs de parlement. » — « Grand merci ! répondit messire Robert, je ne renonce pas à votre aide. »

À ces mots prit congé l’écuyer : et fit venir une quarte de cervoise, et la paya : et dit adieu et se partit de l’hôtel, et entra en la porte du palais ; et ne cessa, tant qu’il vint à l’entour de la chambre du conseil : et hucha un huissier ; on ouvrit l’huis de la chambre. Adonc l’huissier le connut sitôt qu’il le vit : et lui demanda : « Que voulez-vous ? Nos seigneurs sont en conseil. » — « Je vueil, dit-il, parler à monseigneur de Glocestre, mon maître, car c’est pour besogne qui touche à lui grandement et à tout le conseil aussi. » L’huissier connoissoit bien l’écuyer, car il étoit homme d’honneur et revérence, si lui dit. « Allez outre, de par Dieu ! » Et passa outre et vint devant les seigneurs ; et se mit en genou devant le duc de Glocestre et dit : « Monseigneur, je vous apporte grandes nouvelles. » — « Grandes ! répondit le duc ; quelles ? » — « Monseigneur, dit l’écuyer, je parlerai tout haut, car elles touchent à vous et à tous messeigneurs qui ci sont. J’ai vu messire Robert Trésilien : et est en habit d’un villain, ici devant la porte du palais, bouté en une taverne de cervoise. » — « Trésilien ! » dit le duc. « Par ma foi ! monseigneur, voire, vous l’aurez au dîner, si vous voulez. » — « Je le vueil bien avoir, dit le duc. Il nous dira des nouvelles d’Irlande, et du duc son maître. Or tôt va le quérir : et sois si fort que tu n’y failles. »

L’écuyer, quand il eut le commandement du duc, issit de la chambre et se pourvéy de quatre sergens, et leur dit : « Suivez-moi de loin : et, si tôt comme je vous ferai signe sur un homme que je vais quérir, mettez-y la main et gardez bien qu’il ne vous échappe. » Ils répondirent : « Volontiers. » À ces mots s’en vint l’écuyer : et entra en la maison où Trésilien se tenoit : et monta les degrés amont en la chambre, là où il l’avoit laissé ; et dit, si tôt comme il le vit et fut en sa présence : « Trésilien, vous n’êtes pour nul bien venu en cette contrée : si comme je le suppose. Monseigneur de Glocestre vous mande, que vous venez parler à lui. » Le chevalier fit l’étranger, et se fût volontiers excusé s’il eût pu, et dit : « Je ne suis pas Trésilien : mais je suis un fermier à messire Jean de Hollande. » — « Nennil, dit l’écuyer ; votre corps est Trésilien, mais l’habit ne l’est pas. » Et lors fit signe aux sergens qui étoient devant l’issue de l’hôtel qu’ils fussent prêts pour le prendre. Ils entrèrent en la maison et montèrent les degrés : et vinrent en la chambre où Trésilien étoit, et tantôt ils mirent main à lui : et l’amenèrent, voulsist ou non, au palais.

Vous pouvez bien croire qu’il y eut grand’presse à le voir, car il étoit bien connu en Londres et en plusieurs lieux d’Angleterre. De sa prise et de sa venue fut le duc de Glocestre grandement réjoui, et le voult voir. Quand il fut en sa présence, si lui demanda : « Trésilien, quelle chose êtes-vous venu querre en ce pays ? Que fait monseigneur ? Où se tient-il ? » Trésilien qui vit bien qu’il étoit de tous points reconnu, et que nulle excusance ne lui valoit, répondit et dit : « Par ma foi, monseigneur ! le roi notre sire se tient le plus à Bristo et sur la rivière de Saverne : et chasse là et s’ébat. Si m’a envoyé de par deçà pour savoir des nouvelles. » — « Comment, dit le duc, en tel état ! Vous n’êtes pas venu en état de prud’homme, mais d’un traitteur et d’un espie. Si vous volsissiez savoir des nouvelles, vous dussiez être venu en état de chevalier et de prud’homme, et avoir apporté lettres de créance et d’état : ainsi eussiez vous par de là reporté toutes nouvelles. » — « Monseigneur, dit Trésilien, si j’ai mespris, si le me pardonnez, car tout ce que j’ai fait on le m’a fait faire. » — « Et où est votre maître le duc d’Irlande ? » Dit Trésilien : « Monseigneur, il est devers le roi notre sire. » — « Doncques, dit le duc de Glocestre, nous sommes informés qu’il fait un grand amas de gens d’armes, et le roi pour lui. Quelle part les veut-il mener ? » — « Monseigneur, répondit Trésilien, c’est tout pour aller en Irlande. » — « En Irlande ! » dit le duc. « M’aist Dieu, monseigneur ! voire, » dit Trésilien. Doncques pensa un petit le duc de Glocestre, puis parla et dit : « Trésilien, Trésilien, vos besognes ne sont ni bonnes, ni belles : et avez fait grand’folie d’être venu en ce pays, car on ne vous aime qu’un petit, si comme on le vous montrera. Vous, et les autres de votre alliance, avez fait beaucoup d’ennui à mon frère et à moi : et avez troublé à votre pouvoir, et for-conseillé monseigneur et aucuns des nobles de ce pays. Avecques ce avez ému aucunes des bonnes villes à l’encontre de nous. Si est venu le jour que vous en aurez le guerdon. Car, qui bien fait c’est raison qu’il le retrouve. Pensez à vos besognes, car jamais je ne buverai ni ne mangerai tant que vous soyez en vie. »

Celle parole esbahit grandement Trésilien ; et ce fut raison, car nul n’ouït volontiers parler de sa fin, par celle manière, que le duc de Glocestre la lui bailloit. Si se voult excuser par beau langage, en lui amolliant de plusieurs choses ; mais il ne le put, car le duc était si dur informé de lui et sur les autres de la secte du duc d’Irlande, que excusance n’y valoit rien. Que vous éloignerois-je la matière ? Messire Trésilien fut délivré au bourrel, mené dehors Wesmoustier, et délivré à ceux qui s’ensonnioient tel office faire, et là décollé, et puis pendu au gibet du roi par les aisselles. Ainsi finit messire Robert Trésilien.