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Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 619-621).

CHAPITRE LXXVII.

Comment les nouvelles vinrent au roi du décolement de mesure Robert Trésilien, et comment il demanda conseil à ses gens sur ce, et comment il ordonna le duc d’Irlande pour souverain de ses gens.


Or vinrent les nouvelles hâtivement au roi Richard d’Angleterre et au duc d’Irlande, qui se tenoient à Bristo, que messire Robert Trésilien étoit mort honteusement. Si prit le roi celle chose en grand dépit ; et dit et jura que la chose ne demoureroit pas ainsi, et que ses oncles faisoient mal quand, sans nul titre de raison, ils lui ôtoient ses hommes et ses chevaliers, qui loyalement l’avoient servi, et son père le prince aussi, et montroient qu’ils le vouloient mettre hors de la couronne d’Angleterre. Or demanda conseil à ceux qui de-lez lui étoient, comment il s’en pourroit servir et que la chose lui touchoit de trop près. À ces jours étoit là l’archevêque d’Yorch, qui étoit le souverain du conseil, et avoit été un grand temps. Si dit : « Monseigneur, vous demandez conseil : et je le vous donnerai. Vos oncles, et tous ceux de leur accord, errent trop grandement contre vous : et semble, à ce qu’ils montrent et font, que vous ne soyez conseillé que de traîtres : et ne peut nul être ouï par dessus eux. C’est un moult grand péril pour tout le royaume ; car, si les communautés s’émouvoient et s’éveilloient, il ne peut être que grand meschef n’avînt en Angleterre, au cas que les seigneurs ne sont mie tout un. Si vous conseille que vous y remédiez et de puissance. Vous demourez pour le présent en marche et contrée assez foisonnable de peuple. Faites un mandement sur tous ceux qui sont taillés de vous servir, gentils-hommes et autres : et, quand ils seront tous mis ensemble, envoyez-les, en la marche de Londres ; et en faites conduiseur et souverain le duc d’Irlande, qui volontiers en prendra la charge ; et n’ait autres bannières, ni pennons, que vos pleines armes, pour mieux montrer que la besogne soit vôtre. Tout le pays, en allant jusques là, se tournera dessous vos bannières, et espoir les Londriens, qui ne vous héent pas, car vous ne leur avez rien mesfait. Tout ce qu’il y peut avoir à présent de ruin, vos oncles l’y ont mis et bouté. Véez-là messire Nicolas Brambre, qui a été maire de Londres un grand temps, et que vous fîtes chevalier, pour le beau service qu’il vous fit un jour qui jà fut, qui connoît, et doit connoître par raison, assez des œuvres des Londriens, car il en est de nation : et ne peut être qu’il n’y ait encore de bons amis. Si lui requérez qu’il vous conseille, pour le mieux, de celle besogne. Elle vous touche trop grandement, car vous pourriez perdre par merveilleuses incidences et par tumulte de peuple, votre seigneurie. » Lors tourna le roi la parole sur messire Nicolas Brambre et le requit de parler. À la requête du roi parla messire Nicolas Brambre, et dit : « Sire roi, et vous tous mes seigneurs, je parlerai volontiers puis que j’en suis requis. Selon l’avis que j’ai, je vous dis tout premièrement, que je ne puis croire, et jà ne croirai, que la greigneur partie des Londriens en amour et en faveur ne s’inclinent devers le roi, monseigneur que vecy ; car parfaitement ils aimèrent monseigneur le prince, son père, de bonne mémoire : et jà lui montrèrent-ils, quand les vilains se rebellèrent et élevèrent. Car, à parler par raison, si les Londriens voulsissent être de leur accord, ils eussent honni le roi et le royaume. Outre, les oncles du roi ont trop bel à la querelle, car ils séjournent là en-my eux, et informent le peuple de ce qu’ils veulent ; ni nul ne leur va au devant ni au contraire de leur parole. Jà ont-ils ôté les officiers du roi, moi et les autres, et remis ceux de leur accord. Ils ont envoyé le roi ici à l’un des bouts de son royaume. On ne peut sur ce imaginer ni supposer nul bien : ni nous ne pouvons savoir parfaitement à quoi ils tendent. Si ce dure longuement, à ce qu’ils montrent, ils bouteront le roi hors de son royaume ; car ils y vont de puissance, et le roi n’y va que par douceur. Jà ont-ils fait mourir ce vaillant chevalier et prud’homme, sans nul titre de raison, messire Simon Burlé, qui tant de beaux services a faits au royaume d’Angleterre par delà la mer et par deçà ; et ont trouvé fausses amisses sur lui, et qu’il vouloit livrer le chastel de Douvres aux François ; et ont dit et informé le peuple qu’il les avoit fait venir en Flandre et à l’Escluse ; et oncques n’en fut rien. Aussi, au dépit du roi, ils ont occis honteusement messire Robert Trésilien, son chevalier : et ainsi feront-ils tous les autres, s’ils en peuvent venir à chef. Si que, je dis et mets outre, qu’il vaut mieux que je roi y voise de rigueur et de puissance que de douceur. On sait bien par tout le royaume d’Angleterre qu’il est roi, et que jà, à Westmoustier, son tayon, le bon et vaillant sire Édouard, le fit élever et jurer à tous seigneurs, prélats, cités et bonnes villes d’Angleterre, qu’après son décès on le tiendroit à roi : et ce serment firent ses trois oncles. Or semble-t-il à plusieurs, s’ils osoient parler, qu’on ne le tient pas en état ni en forme de roi, car il ne peut faire du sien sa volonté. On l’a mis à pension, et la roine aussi. Ce sont trop dures choses pour un roi et pour une si grande dame aussi. On leur montre qu’ils n’ayent pas sens d’eux gouverner ni conseiller, et que leur conseil soit traître et mauvais. Je dis que telles choses ne sont pas à souffrir : et plus cher j’aimerois à mourir, que de longuement vivre en tel état ni danger, ni de voir le roi être demené ainsi que ses oncles le demènent. »

Le roi s’arrêta sur celle parole et dit : « Il ne nous plaît pas : et je veuil que vous, qui m’avez ce conseillé, y remédiez, au plus honorablement que vous pourrez, à l’honneur et profit de nous et de notre royaume. »

Là fut en ce parlement à Bristo conclu et ordonné que le duc d’Irlande, tout souverain de la chevalerie du roi, se trairoit atout ce qu’il pourroit avoir de gens d’armes et d’archers, en la marche de Londres, et viendroit venir savoir le parfait courage des Londriens : et, s’il pouvoit avoir parlement ni audience à eux, il les tourneroit tous à sa cordelle, parmi les grands promesses qu’il leur promettroit de par le roi.

Ne demoura guères de temps depuis, que le duc d’Irlande, à bien quinze mille hommes, se départit de Bristo et s’avança vers la cité d’Acquessuffort dont il s’escripsoit comte. Quand il fut venu jusques là, il et ses gens se logèrent en la ville et là environ ; et portoient bannières et pennons tout de l’armoirie d’Angleterre toute pleine, car le roi vouloit qu’ils fissent ainsi, pour mieux montrer que la besogne étoit sienne.

Les nouvelles vinrent aux oncles du roi, au duc d’Yorch et au duc de Glocestre, que le duc d’Irlande approchoit Londres, et étoit jà à Acquessuffort, atout bien quinze mille hommes, que uns que autres ; et portoient les propres bannières du roi. Ils pensèrent sur ces besognes, et eurent conseil comment ils se cheviroient ; et mandèrent un jour à Wesmoustier tous les souverains de Londres, ceux où ils avoient la greigneur fiance et alliance et qui plus y avoient d’avis et pouvoient le plus faire de fait ; et leur remontrèrent comment le duc d’Irlande et tous ceux de sa secte venoient, à main armée, sur eux. Les Londriens, comme gens confortés et tout appareillés d’obéir au commandement des oncles du roi, car à ce étoient-ils tous inclinés et arrêtés, répondirent : « Ce soit au nom de Dieu. Si le duc d’Irlande demande la bataille à nous, légèrement l’aura. Nous ne clorrons jà porte que nous ayons, pour quinze mille hommes d’armes ni vingt mille, s’ils y sont. » De celle réponse furent les ducs tout réjouis ; et mirent tantôt et incontinent grand’foison de clercs en œuvre et de messagers, pour assembler chevaliers et escuyers de tous côtés, et gens et archers des bonnes villes. Aux lettres des ducs, ceux qui priés et mandés en étoient, obéissoient ; car ainsi promis et juré l’avoient. Si se pourvéirent en l’évêché de Norvich, en la comté d’Excesses, en l’archevêché de Cantorbie, en la comté d’Arondel, en la comté de Salbery, en là comté de Hantonne, et tout au pays d’environ Londres ; et vinrent plusieurs chevaliers et escuyers à Londres ; et là se logèrent : et encore ne savoient-ils où on les vouloit envoyer ni mener.