Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre III/Chapitre LXXVIII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 621-622).

CHAPITRE LXXVIII.

Comment le duc d’Irlande envoya trois chevaliers à Londres pour savoir des nouvelles ; et comment les oncles du roi et les Londriens se mirent sur les champs pour combattre le duc d’Irlande et son alliance.


Or vous parlerai un petit du duc d’Irlande, et de son conseil qui se tenoit à Acquessuffort. Et y avoit bien quinze mille hommes ; mais moult en y avoit qui plus y étoient venus par contrainte que de bon courage. Or s’avisa le duc, que, pour savoir une partie de la volonté de ceux de Londres, il envoyeroit messire Nicolas Brambre et messire Pierre Goulouffre et messire Michel de la Pole, au chastel de Londres ; et s’y bouteroient par la Tamise ; et mettroient les bannières du roi sur la tour, pour voir quel semblant les Londriens en feroient. Ces chevaliers dessus nommés, à la requête et ordonnance du duc d’Irlande se départirent, à trente chevaux tant seulement, de la cité d’Acquessuffort, et chevauchèrent à la couverte devers Windesore et là logèrent une nuit. Au lendemain ils passèrent la Tamise, au pont d’Estanes[1] ; et s’en vinrent dîner à Chenes[2], en l’hôtel du roi ; et se tinrent là, jusques sur le vêpre ; et sur le tard ils se départirent et s’en vinrent à un hôtel du roi, à trois lieues de là, en approchant à Londres, qu’on dit Quinetonne[3] : et là laissèrent tous leurs chevaux : et entrèrent en bateaux : et vinrent tout contre val la Tamise, avecques le flot : et passèrent le pont. On ne s’en donna de garde ; car on ne savoit rien de leur venue. Si s’en vinrent bouter au chastel de Londres : et y trouvèrent le chastelain, que le roi y avoit mis et établi : et par celui sçurent les chevaliers grand’partie des nouvelles de Londres et des ducs. Et leur dit moult bien, que en très grand péril ils étoient là venus loger. « Pourquoi ? dirent-ils. Nous sommes chevaliers du roi, et l’hôtel est au roi. Si pouvons bien loger en ses maisons. » — « Nennil, ce dit le chastelain. Cette ville est toute contre le conseil du roi, et elle veut bien être en l’obéissance du roi : mais qu’il se veuille rieuller et ordonner par le conseil des ducs ses oncles, et autrement non. Et ce que je vous dis, je le vous remontre pour bien, car je suis tenu de vous conseiller et adresser, selon mon petit sens et pouvoir. Mais je fais doute que, si demain le jour vient, ainsi comme il fera, si Dieu plaît, et nouvelles soient épandues à Londres qu’il y ait céans gens de par le roi, vous verrez, et par terre et par eau, assiéger les Londriens ce chastel ; et point ne s’en départiront, si auront été dedans et auront vu quelles gens s’y logent. Si vous y êtes trouvés, ils vous présenteront aux oncles du roi. Or pouvez-vous imaginer et sentir quelle fin vous ferez. Je tiens les oncles du roi si courroucés sur le conseil du roi et sur le duc d’Irlande, que, si vous êtes tenus, vous n’en partirez point en vie. Et glosez bien toutes ces paroles, car elles sont vraies. »

Or furent ces trois chevaliers, qui merveilles cuidoient faire, plus ébahis que devant ; et eurent entre eux trois privé conseil, que celle nuit et lendemain ils se tiendroient là ; mais ce seroit si secrètement, que nul ne sauroit leur venue ; et le châtelain leur affirma ainsi, à son loyal pouvoir, et prit par devers soi en garde toutes les clefs des issues et entrées de là dedans. Quand le jour fut venu, ces chevaliers eurent plusieurs imaginations et conseils entre eux, pour savoir comment ils se maintiendroient. Tout considéré, et eux bien conseillés, ils n’osèrent attendre l’aventure, qu’ils fussent sçus là dedans ; car ils se doutèrent trop fort d’y être enclos et assiégés. Quand ce vint sur la nuit et que la marée venoit, ils entrèrent en une grosse barge et se mirent en la Tamise, et partirent du chastel de Londres sans rien faire, et vinrent souper à Quinetonne, et dormirent là. Au point du jour, ils montèrent à cheval, et s’en vinrent par Cartesée dîner à Windesore, et là furent toute la nuit. Et lendemain, ils s’en vinrent à Acquessuffort, et trouvèrent le duc d’Irlande et ses gens, à qui ils recordèrent toutes ces nouvelles que vous avez ouïes, et comment ils n’avoient osé arrêter au dit chastel de Londres ; non tant qu’on les y eût sçus. Le duc fut moult pensieux sur ces nouvelles, ni ne sçut que dire ni que faire. Car jà connoissoit-il bien, et avoit ce sentiment, que tous ces gens qu’il y avoit là assemblés et amassés, n’étoient pas tout d’un courage. Et ne savoit lequel faire, ou de retourner devers le roi, ou de demourer. Si s’en conseilla à ses chevaliers. Le dernier conseil s’arrêta sur ce : que au cas que le roi d’Angleterre l’avoit institué et ordonné connétable et souverain de toutes ses gens, pour corriger et punir tous rebelles, il tiendroit les champs. Car, s’il faisoit autrement, il recevroit trop grand blâme, et se mettroit en l’indignation du roi, et montreroit que sa querelle ne seroit pas juste ni bonne ; et que trop mieux lui valoit mourir à honneur et attendre l’aventure, que montrer faute de courage. Si lui fut dit qu’il signifiât son état devers le roi, à Bristo, et que, Dieu merci ! encore tenoit-il les champs, ni nul ne venoit à l’encontre de lui. Tout ce fit le duc d’Irlande, lui étant à Acquessuffort. Et prioit en ses lettres au roi, que toujours il lui envoyât gens ; ainsi que le roi fit. Nouvelles vinrent aux oncles du roi qui se tenoient à Londres que le duc d’Irlande, atout grands gens, étoit en la marche d’Acquessuffort. Ils eurent conseil ensemble comment ils s’en cheviroient. Pour ce jour y étoient tous les seigneurs de parlement, l’archevêque de Cantorbie, le comte d’Arondel, le comte de Salbery, le comte de Northonbrelande, et moult d’autres barons et chevaliers d’Angleterre, qui s’y tenoient de leur côté, à toute la connétablie de Londres. Là fut conseillé et ordonné, car le duc de Glocestre le vouloit ainsi, que, tantôt et sans délai, on se mît sus les champs, et que le maire de Londres fit armer, par connétablies, toutes gens de Londres, dont ils pourroient être aidés. Car il disoit et mettoit outre, qu’il iroit combattre le duc d’Irlande, quelque part qu’il le trouveroit. Le maire de Londres qui étoit pour le temps, fit le commandement du duc, et mit un jour hors de Londres bien seize mille hommes tout armés, parmi les archers ; et ne prit à ce jour fors que gens d’élection, entre vingt ans et quarante ans ; les seigneurs dessus nommés avoient bien mille hommes d’armes. Toutes ces gens se départirent de Londres, et vinrent loger à Branforde, et là environ en ces villages, et au lendemain à Colebruc ; et toujours leur croissoient gens. Et prirent le chemin de Redingues, pour aller au dessus de la Tamise, et passer plus aisément ; car les ponts de Windesore et d’Estanes étoient rompus par l’ordonnance du duc d’Irlande ; et aussi ils alloient le meilleur chemin et le plus plain pays. Tant exploitèrent, qu’ils approchèrent Acquessuffort.

Les nouvelles vinrent au duc d’Irlande et à ses gens, comment les oncles du roi et l’archevêque de Cantorbie, le comte d’Arondel, et les autres seigneurs, et les Londriens atout grand’puissance, venoient. Donc se commença le duc d’Irlande à douter ; et demanda conseil. On lui dit que lui et ses gens prissent les champs, et se missent en ordonnance de bataille, et boutassent hors les bannières du roi. S’il plaisoit à Dieu, la journée seroit leur, car ils avoient bonne querelle. Tout ainsi comme il fut ordonné, il fut fait. On sonna les trompettes ; toutes gens s’armèrent ; et issirent hors d’Acquessuffort ceux qui logés y étoient ; et se mirent sur les champs toutes manières de gens, et en ordonnance de bataille ; et dévelopèrent les bannières du roi ; et faisoit ce jour moult clair et moult joli temps.

  1. Staines.
  2. Aujourd’hui Richmond.
  3. Kensington.